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Chen Fake, Maître Idéal du Tai Chi Chen. Mythes et Réalités

4.8
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Chen Fake 陈发科 (1887-1957) est sans conteste l’un des maîtres de Tai Chi Chen – si ce n’est le maître – les plus renommés de toute l’histoire du Tai Chi. Issu d’une lignée martiale illustre, il est connu pour son exceptionnelle habileté martiale et sa droiture morale, pour avoir été le premier à faire connaître et populariser le Tai Chi Chen en dehors du village de Chenjiagou, mais également pour avoir créé1 ce qui sera plus tard appelé la Nouvelle Forme (Tai Chi style Chen Xinjia 陈式太极拳新架) de la branche Dajia « Grande Forme » du Tai Chi Chen.

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Chen Fake 陈发科, maître du Tai Chi Chen de Chenjiagou

Nous retraçons ici non seulement la biographie de Chen Fake, mais aussi, avec la généalogie de sa lignée du Tai Chi Chen (la Dajia 大架 « Grande Forme »), celle de son père Chen Yanxi, et de ses aïeux Chen Changxing et Chen Gengyun. Il ne s’agira pas de simplement dresser les habituels portraits apologétiques des personnages, mais aussi de contextualiser et, quand ce sera nécessaire, de relativiser et d’expliquer. Nous nous attacherons, dans ce premier article, à la jeunesse et vie de Chen Fake à Chenjiagou. Nous détaillerons la vie de Chen Fake à Pékin dans le second,  verrons quels y furent ses disciples, et inclurons les photos d’époque de la pratique de Chen Fake (celles du 1er enchaînement complet), ainsi que les vidéos de ses principaux disciples.

Chemin faisant, nous essayerons de distinguer ce qui appartient à la légende des faits avérés, et au passage – en contrepoint de l’adage voulant qu’en répétant suffisamment un mensonge, il devienne une vérité – de corriger certaines informations erronées parfois propagées dans certains livres et sur internet.

Pour les lecteurs les plus pressés, ou pour ceux qui ne seraient pas intéressés par la lignée de Chen Fake, l’article a été divisé en deux parties principales pouvant être lues indépendamment et il est donc possible de consulter directement celle dédiée à la vie et aux exploits de Chen Fake à Chenjiagou.

Chen Fake, famille et lignée du Tai Chi Chen

Commençons par examiner la lignée dont est issu Chen Fake et la biographie de ses proches aïeux. Notons en passant que parmi eux, son arrière-grand-père Chen Changxing vécut jusqu’à l’âge de 82 ans et son père Chen Yanxi jusqu’à 78 ans, ce qui, dans les conditions de vie de l’époque dans un petit village pauvre de la province du Henan, paraît rétrospectivement comme une très belle longévité.

Il faut toutefois résister à la tentation, certes grande, de l’explication monocausale d’un simple effet de leur pratique du Tai Chi Chen. Les producteurs d’ignames de la région de Chenjiagou, parées de vertus médicinales et réputées dans toute la Chine, y verraient, eux, la preuve que leur igname est excellente pour la santé. Les causes sont bien entendu multiples, devraient être circonstanciées notamment pour en savoir plus sur leur statut social, et inclure des éléments de prédispositions génétiques.

Ce qui impressionne malgré tout est que, comme nous allons le voir, non seulement ils aient vécu vieux, mais surtout ils soient restés en bonne santé et actifs à un âge très avancé pour l’époque.

L’arrière-grand-père de Chen Fake : Chen Changxing, 6ème génération du Tai Chi Chen

Chen Fake Tai Chi Chen Chenjiagou Genealogie Daijia
Généalogie de Chen Fake à Chenjiagou

Chen Chang Xing (陈长兴 1771-1853), 6ème génération du Tai Chi Chen, l’arrière-grand-père de Chen Fake, aussi appelé Yunting 云亭 « Pavillon des Nuages », apprit le Tai Chi auprès de son père Chen Bingwang 陈秉旺 et fut un escorteur professionnel de convois.

Chen Changxing, le Grand roi de la stèle

Il était dénommé le « Grand Roi de la Stèle » 牌位大王 páiwèi dàwáng, en raison de la droiture de sa posture lors de sa pratique du Tai Chi – droite et majestueuse comme celle d’une stèle aux ancêtres.

La petite histoire raconte qu’il conservait cette posture en toutes circonstances et qu’un jour, lors d’un attroupement de villageois de Chenjiagou lors de la représentation d’un théâtre ambulant, malgré les mouvements de foule, sa posture était si droite et enracinée, qu’il ressemblait à un rocher imperturbable au milieu des flots. Pour en savoir plus sur la droiture de la posture et du relâché des hanches permettant l’enracinement, voir l’article Descendre l’Energie dans le Dantian.

Chen Changxing et Yang Luchan

C’est grâce à Yang Luchan, qui va espionner son enseignement, que le nom de Chen Changxing passera à la postérité en dehors de Chenjiagou et des pratiquants de Tai Chi Chen de Chenjiagou. Yang Luchan, un serviteur de la maison de Chen Dehu où Chen Changxing donnait ses cours à Chenjiagou, va en effet faire sortir pour la première fois le Tai Chi en dehors de la famille Chen, à une époque où la pratique martiale du clan ne s’appelait pas encore Tai Chi Chuan mais Chang Quan 长拳 et était inconnue en dehors des cercles locaux. Pour en savoir plus, voir les articles Tai Chi Originel et Yang Luchan.

Comme nous l’avons noté ailleurs, il est intéressant de constater que si Yang Luchan a effectivement dérobé une partie des secrets de la méthode du clan de Chenjiagou, il est aussi celui qui va donner sa célébrité au Tai Chi. Sans le succès de la diffusion du Tai Chi à Pékin par Yang Luchan – où Chen Fake sera précisément amené à enseigner quelques décennies plus tard – ce dernier serait très certainement resté un illustre inconnu dont le nom n’aurait sans doute jamais dépassé les limites de son village, du petit bourg de district tout proche de Wenxian, ou du milieu des escorteurs de convois.

Chen Changxing réorganise le Tai Chi Chen ?

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Chen Chang Xing (陈长兴 1771-1853), 6ème génération du Tai Chi Chen

Bien que les sources ne soient pas attestées, certains créditent également l’arrière-grand-père de Chen Fake de la réorganisation des enchaînements (taolu) traditionnels du Tai Chi Chen. Il aurait condensé les sept anciens enchaînements en deux formes appelées Yilu et Erlu Paochui (créant la Dajia « Grande Forme ») du Tai Chi Chen, qui seraient celles que nous connaissons aujourd’hui (sous ses deux déclinaisons ultérieures de Laojia « Ancienne Forme » et de Xinjia « Nouvelle Forme »).

Une autre version de la recomposition des formes, transmise oralement2 mais dont je n’ai pour l’instant pas pu trouver ni la source, ni de traces écrites probantes, indique, elle, que les formes anciennes étaient au nombre de dix. Il y aurait eu cinq enchaînements souples et lents, et cinq enchaînements rapides et explosifs, appelés respectivement 五路拳 wǔ lù quán et 五路捶 wǔ lù chuí. Les cinq premiers, composés chacun de 15 mouvements, auraient été combinés pour créer la première forme du Tai Chi Chen (Yilu) en 75 mouvements, et les cinq autres auraient été réunis pour former le second enchaînement (Erlu Paochui).

Il faut toutefois souligner qu’il n’y a aucune source fiable confirmant que Chen Changxing a effectivement réorganisé les enchaînements du Tai Chi Chen. Ce qui se dit à Chenjiagou – et qui le plus probable – est que ce n’est qu’une légende récente dont le but est d’augmenter le prestige de Chen Chanxing et de sa lignée. Sans toucher à la figure tutélaire de Chen Wangting, cela permet ainsi de faire de lui le « second créateur du Tai Chi Chen ».

Les disciples de Chen Changxing

Les disciples reconnus de Chen Changxing sont : son fils Chen Gengyun, Chen Huagui  et Chen Huamei. C’est de la pratique de Chen Chanxing que dérive le style Yang.

Chen Fake Changxing Gengyun Tai Chi Chen Daijia Genealogie Chenjiagou
Tai Chi Chen – Disciples de Chen Changxing à Chenjiagou

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Le grand-père de Chen Fake : Chen Gengyun, 7ème génération du Tai Chi Chen

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Chen Youben (陈有本 , 1780-1858), Tai Chi Chen Xiaojia

Chen Gengyun 陈耕耘, 7ème génération du Tai Chi Chen, le grand-père de Chen Fake, aussi appelé « Village des Nuages Rouges » 霞村 Xiacun, va d’abord apprendre le Tai Chi avec son père Chen Changxing. Celui-ci, toujours sur les routes pour son travail d’escorteur, est rarement au village pour l’entraîner. Chen Changxing demandera alors au célèbre Chen Youben (陈有本 , 1780-1858), le meilleur maître de la forme originelle Xiaojia « Petite Forme » du Tai Chi Chen de l’époque, de l’aider à former son fils.

Chen Gengyun, escorteur de convois

Devenu adulte, dans les traces de son père Chen Changxing, Chen Gengyun va devenir escorteur de convois (保镖 bǎobiāo, qui signifie aujourd’hui « garde du corps ») au service de ces compagnies d’escorte privées (镖局 biāojú) qui fleurissent dans le Nord de la Chine au 19ème siècle.

Face aux désordres, famines, bandits de grands chemins et nombreuses rebellions que connaît la Chine tout au long du siècle, les guildes des puissants banquiers et marchands du Shanxi 山西3, au Nord de la province du Henan, font de plus en plus appel à ces compagnies d’escorte.

Chen Gengyun sauve le district de Laizhou

Le grand-père de Chen Fake se fit également une réputation de combattant hors pair lorsqu’il fut embauché comme milicien privé pour aider les habitants du district de Laizhou, dans la province du Shandong, à se débarrasser de bandits de grands chemins, dirigés par Tian Erwang, qui infestaient la région, et dont ils n’arrivaient pas à venir à bout. L’on ne connaît pas avec précision la date de son intervention mais l’on sait qu’elle eut lieu pendant le règne de l’empereur Guanxu (c.à.d. entre 1875 et 1908). Sa présence et son action décisive, sont toutefois bel et bien attestées dans le district par la stèle commémorative que les habitants firent ériger à son nom. Il y est écrit que :

« Pendant de nombreuses années, des bandits et des voleurs ont infesté la région de Laizhou, pénétrant par effraction dans les maisons, dérobant tous les biens, nuisant à la fois aux marchands de passage et au petit peuple des environs. Tous en souffraient sans fin. Malgré les interventions de l’armée et les arrestations, rien n’y faisait.

chen-gengyun-chenjiagou-bandits-brigants-rebellionHeureusement, le maître d’arts martiaux Chen Gengyun de Chenjiagou, dans le comté de Wen, a été engagé comme garde du corps. Au péril de sa vie, il est entré seul dans le repère des brigands, les a combattus et tués jusqu’au dernier. Il a ainsi d’un coup soulagé le peuple d’un grand danger, et les marchands de leur mer d’amertume. On peut dire que Chen Gengyun est un héros sans peur à l’habileté martiale incomparable.

S’ils ne peuvent rétribuer son acte héroïque à sa juste valeur, les gens de toutes classes et de toutes confessions de la région lui en seront éternellement reconnaissants, et ont organisé une collecte pour lui ériger cette stèle afin que son nom reste dans les mémoires pour la postérité »4 .

Une autre version de l’histoire raconte qu’il n’aurait pas été embauché pour défendre le village mais qu’il se serait trouvé par hasard face aux bandits alors qu’il escortait un convoi de passage par là, et qu’il serait intervenu sur le moment.

Si l’on peut à raison douter de la véracité de certains détails du récit, et du fait que Chen Gengyun ait pu se débarrasser à lui seul d’une bande entière de bandits dangereux et armés alors que l’armée n’avait pas pu le faire, la stèle prouve incontestablement que son intervention a été marquante et décisive, et que la population lui en est bien à tout jamais reconnaissante.

Chen Gengyun et les Taiping

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Sceau des Taiping

Certains récits rapportent que Chen Gengyun aurait aussi combattu des années plus tôt, en 1852, aux côtés de Chen Zhongshen et Chen Jisheng5 dans le combat au cours duquel, à la tête d’une troupe de miliciens villageois, ils défirent les Taiping et leur chef « Roi à Grosse Tête » (voir les détails de cet épisode dans l’article : Enseignement du Tai Chi traditionnel) pour protéger le village de Chenjiagou alors que les bandits venaient de passer le Fleuve Jaune.

Les deux récits étant espacés d’une trentaine d’années, les dates de naissance et de décès de Chen Gengyun étant inconnues, et sachant que l’histoire n’est rapportée que dans la branche de Chen Fake, il est toutefois difficile de confirmer avec certitude sa participation à l’opération menée par Chen Zhongshen. En recoupant les informations avérées, on peut néanmoins en déduire qu’il était alors en pleine fleur de l’âge et qu’il est donc fort probable qu’il ait fait partie de la milice menée par Chen Zhongshen pour défendre le village, sans que l’on puisse néanmoins dire quel y fut exactement son rôle.

Les disciples de Chen Gengyun

Les disciples reconnus du grand-père de Chen Fake sont tous à Chenjiagou : Chen Fushan, Chen Wudian6, et ses fils Chen Yannian et Chen Yanxi.

Chen Fake Gengyun Yanxi Tai Chi Chen Daijia Genealogie Chenjiagou
Tai Chi Chen – Disciples de Chen Gengyun à Chenjiagou

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Le père de Chen Fake : Chen Yanxi, 8ème génération du Tai Chi Chen

Tout comme son père et son grand-père, Chen Yanxi (陈延熙 1848- 1926), 8ème génération du Tai Chi Chen, le père de Chen Fake, fut lui aussi un escorteur de convois. Il est dit qu’il commença dès sa jeunesse à accompagner son père dans ses missions dans le Shandong et que, dès l’âge de 18 ans, même sans lui, il escortait déjà des convois en son nom, et qu’il s’y distingua par plusieurs exploits contre des bandits. On rapporte qu’au plus froid de l’hiver, comme au plus chaud de l’été, il pratiquait 40 fois le premier enchaînement chaque jour.

Chen Yanxi, modèle de piété filiale

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Chen Yanxi, le père de Chen Fake, travailla pour Yuan Shikai

Sa biographie présente Chen Yanxi comme étant d’une grande rigueur morale. On raconte notamment comment, alors qu’il travaillait pour Yuan Shikai, l’un des hommes les plus puissants du pays, il quitta ce dernier pour retourner à Chenjiagou s’occuper de sa vieille mère mourante. Présenté comme un modèle de piété filiale, si chère à la tradition confucéenne, sa biographie souligne aussi, qu’au décès de sa mère, il respecta scrupuleusement les trois années de deuil dues aux parents les plus proches7.

Notons toutefois aussi que le fait de prendre congé pour aller s’occuper de ses parents malades ou mourants est en Chine l’excuse rituelle par excellence. Dans une société comme celle de la Chine de l’époque où la place de chacun était parfaitement définie et extrêmement hiérarchisée, il devenait presque impossible de quitter un supérieur sans en avoir été prié.

La seule façon de prendre l’initiative du départ était d’en appeler à une autorité supérieure. Or, dans le modèle chinois de correspondance entre la famille et l’empire, le bon suivi des règles rituelles et le respect de la hiérarchie familiale était la base de tout l’édifice social. La légitimité première du respect des obligations familiales permettait ainsi exceptionnellement de s’affranchir de celles envers le supérieur.

Aujourd’hui encore, presque aucun employeur n’oserait publiquement reprocher à son employé de partir soudainement s’il le fait en affirmant qu’il va s’occuper de ses parents, quand bien même il serait persuadé, ou saurait, que ce n’est qu’une excuse. C’est en quelque sorte l’excuse sociale ultime à laquelle personne ne peut s’opposer .

A moins de pouvoir vérifier la date de décès de la mère de Chen Yanxi, il paraît donc difficile de savoir si elle était effectivement bien gravement malade, ou même s’il est bien rentré à Chenjiagou pour cette raison. L’important n’est pas l’histoire en elle-même, mais le message qu’elle véhicule. Plutôt que de décrire en détail vingt situations expliquant pourquoi Chen Yanxi était, dans la mentalité traditionnelle, un exemple de moralité, il suffit de citer une anecdote stéréotypée décrivant un modèle d’impératif moral traditionnel – ici la mère malade – pour que tout le monde comprenne le message : Chen Yanxi était quelqu’un de bien (puisqu’il montrait sa piété filiale).

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Chen Yanxi et la médecine chinoise

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Médecin chinois et son apprenti

L’histoire officielle rapporte que Chen Yanxi pratiquait la médecine traditionnelle chinoise dont il était un expert. La tradition orale de Chenjiagou, encore bien vivante, précise aussi qu’il aimait étudier le « Classique de l’Empereur Jaune » 黄帝内经 huángdì nèijīng, qu’il était spécialisé dans la « science des os » 骨科 gǔkē (forme d’ostéologie traditionnelle qui s’apparentait à la pratique de celui que nous appellerions aujourd’hui un rebouteux) et qu’au village, il soignait gratuitement ceux qui venaient le trouver.

Si l’on sort de l’image d’Epinal de la médecine traditionnelle chinoise telle qu’elle a été reconstruite et idéalisée, surtout depuis l’époque communiste, puis répandue en Occident, plutôt que l’exercice de la médecine tel que nous l’entendons aujourd’hui, il est probable que le père de Chen Fake a profité de son activité d’escorteur pour étudier les produits de la pharmacopée qu’il escortait fréquemment, et a ainsi fini par développer des connaissances médicinales reconnues dans le clan. Il faut également souligner que l’expertise en médecine chinoise, réelle ou fictive, est devenue un élément constitutif de la biographie de nombreux maîtres du Tai Chi Chen – certains diraient un must sur leur curriculum vitae – et que l’affirmation doit donc être prise avec précaution.

Cette prise de recul est d’autant plus nécessaire que la présentation du Tai Chi comme une discipline « de santé » – tout comme l’affirmation de liens indéfectibles entre Tai Chi et médecine chinoise – n’apparaissent qu’avec l’embourgeoisement et l’intellectualisation qu’il connaît au début du 20ème siècle. On mesurera sans doute mieux le chemin parcouru dans l’évolution du Tai Chi en imaginant quels pourraient être la réaction et l’étonnement de Mike Tison ou des frères Gracie si, dans cinquante ans, leurs biographies posthumes mettaient désormais en avant leurs victoires sur un ring et… leur connaissance des simples ou de recettes de grands-mères. Si le Tai Chi Chen a bien fini par céder aux sirènes du temps initiées par la deuxième génération des disciples de Yang Luchan à Pékin, à l’époque du père de Chen Fake, il était encore essentiellement un art martial avant tout soucieux d’efficacité.

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Médecin chinois vendant sa pharmacopée

Même si la fonction d’escorteur de convois incluait une part importante de dissuasion et de pourparlers, il fallait à l’occasion être capable d’affronter physiquement des bandits armés et sans pitié. Ceux qui n’étaient pas capables d’en ressortir victorieux ne restaient pas escorteurs bien longtemps, et encore moins sur plusieurs générations comme dans le clan de Chen Fake.

Il faut enfin recontextualiser et réaliser que, si se targuer aujourd’hui de pratiquer la médecine est honorifique, tel n’était pas le cas en Chine à l’époque, où les médecins locaux et ambulants étaient aussi souvent vus comme des charlatans âpres au gain dont il fallait se méfier. Réussir au concours mandarinal était extrêmement honorifique et socialement valorisé, pratiquer la médecine était juste un petit métier populaire comme les autres. Notons d’ailleurs à ce propos, bien que cela soit contre-intuitif, que la réputation, ou pour le moins les compétences, des médecins de village étaient même souvent pires que celles des médecins ambulants.

L’expertise médicale des premiers consistait principalement en des recettes de pharmacopée transmises de génération en génération à l’intérieur de la famille, et à quelques connaissances théoriques issues de copies de vieux livres rédigés des siècles auparavant. Les médecins ambulants, même s’ils vivaient de la vente de leurs produits, et n’avaient pas à craindre des conséquences potentielles de leurs prescriptions, avaient au moins l’avantage d’avoir une pratique moins figée et une approche plus empirique. Organisés en confréries, ils tenaient ainsi régulièrement des assemblées au cours desquelles des informations pratiques et des retours d’expériences étaient échangés entre les membres.

Sur ce sujet, et celui des médecins ambulants de l’époque, voir Tai Chi et médecine traditionnelle chinoise et Tai Chi et Yangsheng. Je reviendrai par ailleurs dans un autre article sur le rôle qu’ont pu avoir, dans le développement du Tai Chi Chen, les liens du village de Chenjiagou avec les guildes de marchands.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Chen Yanxi, maître de Tai Chi Chen

En 1894, des connaissances de Zhang Zuoren, un lettré de la ville de Qinyang, ayant entendu parler des exploits du clan Chen contre les Taiping, et sachant qu’il avait de la parenté à Chenjiagou, lui demandèrent s’il pouvait les aider à trouver un maître de Tai Chi Chen pour l’école d’arts martiaux de leur village. C’est ainsi que Chen Yanxi partit enseigner dans l’école d’arts martiaux du village de Mapo (dans la province du Henan, près de Qinyang).

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Fu Zhensong, pratiquant de Bagua Zhang, élève de Chen Yanxi

Il y eut notamment pour élève Fu Zhensong, connu pour sa pratique du Baguazhang et qui fera une belle carrière dans le monde des arts martiaux chinois du début du 20ème siècle. Après le départ de Chen Yanxi, l’école d’arts martiaux de Mapo invita Jia Qishan, un disciple de Dong Haichuan 董海川 le créateur du Baguazhang, à venir enseigner au village.

Mais Chen Yanxi est surtout resté célèbre pour avoir enseigné le Tai Chi Chen aux enfants et neveux de Yuan Shikai, l’officier militaire de la fin du 19ème siècle qui deviendra successivement le premier président de la République de Chine, puis, en 1915, le dernier et éphémère Empereur de Chine (après Puyi). L’histoire raconte qu’en 1900 Yuan Shikai, alors gouverneur de la province du Shandong et de passage dans le district de Laizhou, aurait vu la stèle érigée à la mémoire de Chen Gengyun et aurait envoyé des hommes le chercher à Chenjiagou pour lui demander de venir enseigner le Tai Chi Chen dans sa famille.

Celui-ci étant décédé, c’est son fils Chen Yanxi, le père de Chen Fake, qui aurait été choisi comme instructeur. Il restera auprès d’eux pendant six ans, et l’accompagnera à Tianjin où il fréquentera les puissants de l’époque. En 1915, à presque 70 ans, il sera encore appelé à aller servir de garde du corps et enseigner le Tai Chi Chen chez le lettré Du Yan dans le district de Bo Ai.

Les disciples de Chen Yanxi

Les disciples reconnus de Chen Yanxi sont : Chen Fake, Wang Yan, Chen Baoqu, Chen Shengsan, Chen Qiyu, Chen Delou, Chen Deyu, Chen Jingzhong, Chen Tianjun, Chen Yiwen, et, à l’extérieur de Chenjiagou, Du Yuze, Fu Zhenhao. La tradition orale de Chenjiagou rapporte que les quatre premiers d’entre eux (Chen Fake, Wang Yan, Chen Baoqu et Chen Shengsan) étaient ses disciples préférés.

Chen Fake pere Chen Yanxi Tai Chi Chen Daijia Genealogie Chenjiagou
Tai Chi Chen – Les disciples de Chen Yanxi à Chenjiagou

Une tradition réinventée relate aujourd’hui que les quatre premiers auraient été dénommés les « Quatre Grands Gardiens des Cieux » 四大金刚 sì dà jīngāng8. Il ne s’agit en réalité que d’une dénomination rétrospective récente ayant pour objectif d’en faire les précurseurs des « Quatre Jingang » modernes. Sur ce sujet et sur l’inflation moderne des titres ronflants dans le Tai Chi Chen, voir l’article Tai Chi et Shaolin, origines du Gardien des Cieux. Pour ce qui est de la transmission du Tai Chi Chen, les deux plus importants sont Chen Fake et Wang Yan. Ce dernier sera celui qui, après le départ de Chen Fake, va très largement assurer la transmission de l’héritage de Chen Yanxi à Chenjiagou.

Certaines biographies présentent étrangement Chen Baoqu, dont nous reparlons ci-après, comme un disciple de Chen Fake, et non de Chen Yanxi. La tradition orale de Chenjiagou indique qu’il était le neveu de Chen Yannian, dont il a aussi été l’élève, et souligne sans ambiguïté, comme nous l’avons vu, le fait qu’il était condisciple de Chen Fake. Le personnage reste néanmoins mystérieux puisque, malgré sa grande réputation à Chenjiagou, Chen Baoqu, dont on ne connaît pas les dates de naissance et de mort, disparaît sans laisser de traces ni disciple connu9.

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Fumerie d’opium

J’ai toutefois entendu plusieurs personnes à Chenjiagou dire que Chen Baoqu était devenu opiomane et aurait subi un enfermement forcé par le clan pour réussir à le sevrer. Plusieurs éléments permettent de penser que ce fût sans doute le cas. Il y a en effet peu de raison de douter ce que rapporte une tradition orale quand elle n’est pas une louange au passé, et cela pousse même à ne pas en douter quand elle est au contraire peu reluisante. Par ailleurs, l’histoire orale correspond bien chronologiquement avec le grand plan de lutte anti-opium mené avec succès par la dynastie Qing au tout début du 20ème siècle.

Notons également, que, à une époque où la famille Chen ne prenait pas de disciples en dehors du clan et protégeait jalousement les secrets de pratique du Tai Chi Chen, la transmission de l’enseignement complet de Chen Yanxi à Fu Zhensong et Du Yuze, peut paraître sujet à caution (ils ne sont d’ailleurs pas inclus dans certaines généalogies de Chen Yanxi). Sur la culture du secret de l’enseignement, voir la différence entre élèves et disciples du Tai Chi Chen.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Chen Fake à Chenjiagou et anecdotes du Tai Chi Chen

Chen Fake Taiji Quan Chenjiagou Tai Chi Chen Fa Ke Lyon

On peut distinguer deux grandes périodes dans la vie de Chen Fake, d’abord sa vie à Chenjiagou jusqu’à l’âge de 40 ans, puis à Pékin où il restera pendant presque 30 ans. C’est lors de cette seconde période qu’il va devenir célèbre et être décrit par des qualificatifs plus flatteurs les uns que les autres, comme « L’unique homme du Tai Chi » 太极一人 tàijí yīrén ou « Le Saint des Arts Martiaux » 拳圣 quán shèng. Archétype de l’invincible maître de Tai Chi, Chen Fake va aussi, par-delà sa propre réputation, bâtir à lui seul en Chine la légende de l’efficacité martiale du Tai Chi Chen.

Chen Fake à Chenjiagou

Chen Fake jeune Chenjiagou Jeunesse
Chen Fake jeune

L’on possède peu de détails provenant de sources sûres et objectives concernant la jeunesse de Chen Fake 陈发科 (1887-1957) – aussi appelé Chen Fusheng 陈福生 – au village de Chenjiagou et il est parfois difficile de distinguer ce qui ressort des faits de ce qui appartient à la légende construite a posteriori. N’ayant lui-même jamais rien écrit, les éléments biographiques connus sont ceux fournis par sa famille et ses disciples (notamment par Hong Junsheng), et le reste repose sur la tradition orale de Chenjiagou.

Les deux sont évidemment subjectifs et tendent tout naturellement à dresser un portrait laudateur de Chen Fake, tant à propos de son habileté martiale, qu’en ce qui concerne sa droiture morale. Nous verrons toutefois que la convergence des témoignages montre que ce portrait flatteur n’est pas qu’une simple reconstruction apologétique mais repose bien, pour l’essentiel, sur des bases factuelles.

La jeunesse de Chen Fake à Chenjiagou

Ce que l’on sait avec certitude de la jeunesse de Chen Fake à Chenjiagou, sans en connaître toutefois les détails précis, est que ses deux frères aînés décédèrent jeunes suite à une épidémie – ce qui expliquerait que son père Chen Yanxi ait été âgé de 40 ans à sa naissance10 – et que celui-ci, occupé sur les routes par sa profession d’escorteur, était très peu présent à Chenjiagou.

L’histoire habituellement racontée voudrait, qu’étant jeune, Chen Fake eût une santé fragile et souffrît notamment d’importants problèmes d’estomac. On lit parfois aussi qu’il mangeait trop et que c’était la raison de ses problèmes de santé mais cela paraît tellement anachronique qu’il s’agit, à n’en pas douter, d’une préoccupation de la Chine moderne calquée rétrospectivement sur sa biographie. Toujours est-il qu’il aurait réussi à vaincre cette faiblesse constitutionnelle par la pratique intensive du Tai Chi Chen. Il est difficile de savoir ce qu’il en fut en réalité, car, comme nous l’avions déjà noté dans l’article dédié à Yang Luchan, l’élément de fragilité dans la jeunesse, sublimée par la pratique du Tai Chi ou du Kung-Fu, est presque devenu un élément constitutif indispensable à toute bonne biographie qui se respecte pour les maîtres d’arts martiaux chinois.

Il ne faut donc pas prendre le récit au pied de la lettre. Par-delà l’aspect factuel, ce qu’il faut surtout entendre et retenir est le message sous-jacent adressé aux disciples et aux générations à venir : seul le travail paye. Une chose est sûre, hier comme aujourd’hui, le culte de la pratique intensive pour réussir à développer son gongfu et devenir un excellent pratiquant est fondamental à Chenjiagou et dans le Tai Chi Chen traditionnel11.

Ce message est d’ailleurs renforcé par une autre anecdote. Il y est dit que Chen Fake était en outre un enfant gâté que la dureté de l’entraînement rebutait, qui n’aimait pas pratiquer et en était même dispensé à cause de ses problèmes de santé. Vers l’âge de 14 ans, il aurait un jour surpris la conversation d’anciens du village de Chenjiagou qui se lamentaient de voir que Chen Fake, le seul enfant encore en vie de Chen Yanxi, fût si faible et un tire-au-flanc qui ne pensait qu’à s’amuser. On lui permettait tout et il est dit que les seules choses qui lui étaient interdites étaient de « monter aux arbres pour attraper les oiseaux, et d’aller dans le fleuve pour attraper les poissons »12. Ils s’attristaient de voir qu’il serait responsable de la disparition d’une illustre lignée de pratiquants de Tai Chi Chen.

Chen Fake en perdit l’appétit et, pour ne pas ruiner le travail de plusieurs générations et ne pas faire perdre la face à sa famille, n’eut, dès lors, plus qu’une idée en tête : s’entraîner plus que tous les autres pour devenir le meilleur. C’est ce qu’il aurait fait pendant trois ans, pratiquant dix fois le 1er enchaînement du Tai Chi Chen chaque matin, dix fois l’après-midi et dix fois le soir. Cela lui aurait permis à la fois de résoudre ses problèmes de santé et, à 17 ans, de devenir un pratiquant hors-pair.

Une autre version, transmise oralement et que l’on retrouve dans certains livres, raconte qu’il arrivait tous les jours dans la cour où il pratiquait avec un panier rempli de trente baozi (pains farcis à la vapeur) et qu’il en mangeait un à chaque fois qu’il avait terminé la forme, et ce, jusqu’à ce que son panier soit vide. Ce récit parait tellement exagéré qu’il ne peut pas être pris au sérieux. Quand on connait la taille et la consistance des baozi populaires de la région , on voit en effet mal comment il aurait pu ingurgiter l’équivalent de trois kilogrammes de pains farcis en un laps de temps si court sans s’en rendre malade.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Chen Fake et pratique intensive du Tai Chi Chen

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Chen Fake

Pour un pratiquant du niveau de Chen Fake à ce moment-là, l’exécution du premier enchaînement prenant environ dix minutes, trois séances de dix répétitions représentent une durée totale d’environ cinq heures de pratique quotidienne (hors pauses). C’est effectivement, aujourd’hui encore, la durée de pratique quotidienne nécessaire pour un entraînement sérieux au Tai Chi Chen (ainsi que celle, sur une courte durée, des stages et formations). On pourrait donc, de prime abord, penser que cinq heures de pratique quotidienne n’a rien d’extraordinaire en soi.

Si cela ne pose pas de problème de pratiquer six heures par jour pendant quelques semaines, comme lors d’un stage, c’est autre chose de maintenir l’effort sur une longue durée et dans des conditions parfois difficiles (notamment l’hiver froid et l’été torride de la région de Chenjiagou). Mais il y avait surtout une différence, de taille, qui est qu’à l’époque, et selon les saisons, les jeunes hommes du village devaient participer aux travaux des champs. Soulignons aussi que l’absence quasi générale d’animaux de trait, de bœufs ou de chevaux, rendait la tâche des paysans encore plus harassante qu’ailleurs (tout comme le manque de bois dû à la déforestation massive précoce, particulièrement dans la Plaine Centrale, faisait qu’il n’y avait pas de cheminées dans les maisons chinoises et que les murs de ces dernières étaient faits de terre damée). Dans de telles conditions, on se rend alors mieux compte de l’effort, physique et mental, à fournir pour arriver à pratiquer cinq heures tous les jours sur le long terme. Pour en savoir plus sur le tempo de pratique de la forme selon le niveau, voir l’article Vitesse de pratique du Tai Chi. De plus, garder ce rythme sur plusieurs années est une autre paire de manches et demande une grande volonté.

On pourra également noter que la pratique de ces 30 formes quotidiennes pendant 3 ans – soit environ le chiffre symbolique de 10 000 répétitions par an – correspond exactement à la prescription normative encore en cours aujourd’hui, donnée comme nécessaire pour pouvoir réellement développer son gongfu. Sur ce point et l’explication du dicton « On ne passe pas la porte avant trois ans » 三年不出门 sān nián bù chūmén, voir l’article sur le secret de l’enseignement traditionnel du Tai Chi Chen .

Selon des propos prêtés à l’entourage de son disciple Hong Junsheng, certains rapportent avoir entendu Chen Fake affirmer qu’à cette époque il pratiquait la forme soixante fois par jour à Chenjiagou, et parfois même jusqu’à cent fois. Que l’affirmation soit le fait de Chen Fake lui-même, ou de ceux ayant plus tard rapporté ses propos, on peut légitimement se demander s’il ne s’agit pas d’une simple exagération dont la tradition orale est coutumière, et participant au processus d’héroïsation de Chen Fake. Essayons déjà de voir si cela est matériellement possible.

Puits-Village-Chine-1905-1925
Puits du village

En gardant les mêmes moyennes, la pratique de soixante fois la forme représente un total de dix heures de pratique quotidienne du Tai Chi Chen.

En prenant l’hypothèse favorable de la pratique pendant la période hivernale, durant laquelle les travaux agricoles sont réduits au minimum et où l’on travaille le foncier, avec une durée quotidienne pour les occupations réduite à deux heures, peu de pauses lors de la pratique (10 minutes toutes les heures, soit un peu moins de deux heures dans la journée), une sieste d’une heure et des nuits de sommeil de six heures, on arrive à un total d’environ onze heures déjà occupées en dehors de la pratique. Notons en passant que certaines légendes affirment que, pendant ces trois années, Chen Fake ne dormait plus que deux heures par nuit.

Sans rien faire d’autre et sans imprévus (ce qui n’arrive jamais), il resterait donc potentiellement à Chen Fake treize heures de disponible pour la pratique, soit un maximum de 71 fois la forme par jour (avec seulement cinq minutes de pause par heure). Avec une pratique du Tai Chi Chen plus lente, de 15 minutes en moyenne par enchaînement, et avec cinq minutes de pause par heure, cela représenterait un total de 48 fois la forme par jour. On peut donc en conclure que la pratique par Chen Fake de soixante fois la forme par jour est théoriquement possible en dehors de toutes circonstances particulières, mais qu’arriver à atteindre le chiffre de cent répétitions paraît a contrario presque impossible (ou que cela n’a pu être vraiment qu’exceptionnel, et non sur une longue durée).

De ma propre expérience en Chine de pratique intensive du Tai Chi Chen sur une longue durée chez mon maître de laojia, en n’ayant presque aucune autre obligation, en évitant les distractions, en pratiquant sur place dans l’arrière-cour (i.e. sans temps de déplacement), et en restant le plus focalisé possible, j’étais à une moyenne quotidienne de sept heures (soit environ cinq heures trente de pratique effective en déduisant les pauses), et arrivais exceptionnellement jusqu’à neuf ou dix heures13 (environ six heures trente de pratique pure du Tai-Chi).

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Chen Fake à Pékin

Mais il convient de souligner qu’il s’agissait là de conditions pour ainsi dire idéales14 et que je n’avais pas à me soumettre à d’harassants travaux agricoles, et avais assez peu besoin de consacrer du temps à des obligations sociales, si importantes dans une société traditionnelle comme celle du temps de Chen Fake. En d’autres termes, réussir, comme il est dit que Chen Fake le fit, à maintenir cinq à six heures de pratique pure pendant de nombreuses années, dans les conditions de vie de l’époque, demandait une volonté et des efforts réellement exceptionnels.

Alors que le Tai Chi est d’abord vu en Occident comme une discipline de bien-être et de relaxation à destination de personnes âgées, quand ce n’est pas une pratique pseudo-spirituelle, il est extrêmement difficile de faire entendre qu’il est d’abord et avant tout une activité corporelle exigeante, et qu’atteindre le niveau de maîtres comme Chen Fake, demande un entraînement et une assiduité d’athlète de haut niveau. Les lois de la physique s’y appliquent comme ailleurs et l’on considère souvent à Chenjiagou, peut-être de manière un peu excessive, qu’il est trop tard pour commencer un entraînement sérieux du Tai Chi Chen passé l’âge de l’adolescence.

Comme je l’avais fait remarquer dans un autre article, avec l’entrée de la Chine dans la modernité, la libéralisation de son économie intérieure et son aisance matérielle, les dernières générations de pratiquants de Tai Chi Chen de Chenjiagou, peuvent désormais pratiquer huit heures par jour toute l’année, sans devoir participer aux travaux des champs, ni se soucier de savoir s’ils mangeront à leur faim le lendemain. Dégagées de toutes les contingences matérielles d’autrefois, elles sont à cet égard extrêmement favorisées par rapport à leurs aînés et ancêtres, devraient pouvoir pratiquer encore plus qu’ils ne le faisaient, et, en toute logique … réussir à les dépasser.

Aujourd’hui, les risques de distractions – ceux auxquels les maîtres sont le plus attentifs et que Chen Fake ne risquait pas de connaître – résident essentiellement dans l’addiction aux réseaux sociaux, et la relative libéralisation des mœurs dans les relations entre filles et garçons.

Femme-Chinoise-Marriage-Ceremonie-1913
Femme chinoise le jour de son mariage en 1913

Notons à ce propos que, contrairement à la légende, l’interdiction coutumière d’avoir une petite amie pour les jeunes disciples n’est pas liée à une supposée perte de « jing des reins » (essence séminale) comme on l’entend parfois, mais au risque de déconcentration et d’influence délétère des filles sur la motivation pour la pratique du Tai-Chi de ceux-ci. Cette réinterprétation dans le cadre des prescriptions de la médecine chinoise est d’autant moins traditionnelle que la Chine prémoderne imposait une stricte séparation des sexes dès l’âge de sept ans et une interdiction catégorique de tout rapport sexuel avant le mariage. Au début du 20ème siècle encore, le marié découvrait à quoi ressemblait la femme que ses parents lui avaient choisie uniquement le jour de leur mariage.

Il faut également souligner qu’en dehors de la durée de pratique en elle-même, la composante immatérielle et informelle de la transmission et de l’apprentissage traditionnel joue également un rôle crucial à Chenjiagou. Cette transmission informelle procède de l’immersion dans un écosytème impliquant notamment d’incessantes discussions ayant toutes pour objet, plus ou moins direct, le Tai-Chi. Pour se faire une idée de ce que cela peut représenter, il suffira d’imaginer ce que pourraient être les échanges d’un club de passionnés de philatélie, de jeu d’échecs, de tir sportif ou encore de pêche, dont tous les membres vivraient quasiment ensemble pendant plusieurs années. Cette transmission immatérielle du Tai-Chi consiste à la fois en partages d’informations culturelles générales (histoire, anecdotes, dictons, personnages, racontars, …), et en l’échange de connaissances directement liées à la pratique.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Chen Fake et son cousin Chen Baoqu

Chen Baoqu Fake Maitres Tai Chi Chen Chenjiagou Generation 9Une autre historiette rapporte que le jeune Chen Fake se demandait comment diable il allait bien pouvoir réussir à atteindre ou dépasser le niveau de son cousin et condisciple Chen Baoqu, réputé et craint dans tout le village pour sa force de taureau et l’excellence de sa pratique du Tai Chi Chen et du tuishou. Cela paraissait de prime abord presque impossible puisque celui-ci avait un bien meilleur niveau de pratique que lui, et qu’il pratiquait toujours intensivement. Et surtout, Chen Fake voulait que ses efforts restent secrets et que personne ne s’aperçoive de sa progression. Or, tous deux vivaient ensemble, allaient aux champs ensemble, mangeaient ensemble, dormaient ensemble et s’entraînaient ensemble.

La question le tracassait depuis des jours, quand la réponse lui fut soudain apportée alors que tous deux rentraient ensemble des travaux des champs. Chen Baoqu lui aurait demandé d’aller chercher un outil qu’il avait oublié sur place, et dit qu’il marcherait lentement le temps qu’il le rejoigne. Chen Fake tenait sa solution. Il fallait que ses progrès soient plus rapides que ceux de son cousin, et que, pendant que Chen Baoqu s’arrêtait de pratiquer, il devait, lui, continuer de s’entraîner en secret.

En plus de leur entraînement commun, Chen Fake se mit alors à pratiquer pendant que Chen Baoqu faisait la sieste et à se lever la nuit pour s’entraîner, tout en faisant attention de pratiquer silencieusement pour ne pas le réveiller.

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Tuishou : Chen Fake et Tian Xiuchen

Au bout de trois ans de pratique acharnée, sans que personne ne s’en aperçoive, Chen Fake aurait atteint un haut niveau de pratique. Il avait jusqu’alors refusé de se confronter en tuishou « Pousser Mains » avec le redoutable Chen Baoqu, réputé pour sa férocité. Au grand étonnement de celui-ci, Chen Fake lui proposa un jour de le faire. L’histoire raconte qu’à la grande surprise de tout le monde, Chen Fake en ressortit largement victorieux, et que, par trois fois, Chen Baoqu essaya de le frapper et qu’il fut repoussé et projeté à chaque tentative.

Une variante de l’histoire précise, qu’après sa défaite, Chen Baoqu aurait alors reproché à Chen Fake d’avoir bénéficié des secrets transmis par son père et que, quoi qu’il fasse et aussi dur qu’il puisse s’entraîner, il ne pouvait pas gagner contre lui. Chen Fake, rapportant l’anecdote à Hong Junsheng, lui aurait précisé que son père n’était pas présent à Chenjiagou pendant ces trois années, et que sa victoire sur Chen Baoqu n’était en rien due à la transmission de secrets, mais simplement au fait qu’il s’était entraîné encore plus durement que lui.

Certains ont conclu de cet épisode, un peu hâtivement, que l’essentiel, et le secret ultime, est de beaucoup pratiquer, et que les « secrets de pratique » sont finalement de peu d’importance. Ce faisant, ils entrent ainsi sans le savoir dans le jeu de ceux qui à Chenjiagou veulent préserver ces secrets – qui existent bien dans la forme originelle du Tai Chi Chen – et qui consiste à dire que si l’on ne parvient pas à un excellent niveau, c’est simplement que l’on ne s’est pas suffisamment entraîné… Cela permet ainsi de dégager la responsabilité de l’enseignant et de renvoyer la responsabilité de l’échec sur l’élève, surtout quand celui-ci s’aperçoit qu’il n’arrive pas à atteindre le même niveau que les « disciples intérieurs ».

En toute logique, on pourrait à l’inverse douter de la véracité des propos prêtés à Chen Fake sachant qu’il s’adressait à un disciple de Pékin, n’ayant lui, contrairement à son cousin, aucun lien avec le clan. S’il lui avouait que sa famille ne divulguait pas ses secrets de pratique du Tai Chi Chen même à l’intérieur du village à un cousin, Hong Junsheng en aurait bien entendu immédiatement déduit qu’il les aurait encore moins révélés à un parfait étranger au clan comme lui. Comment aurait-il pu lui avouer qu’il pouvait bien s’entraîner intensivement en vain mais qu’il n’arriverait jamais, comme Chen Baoqu, à l’égaler ? Chen Fake ne pouvait que lui dire qu’il n’y a pas de secret et que le seul secret de la réussite est l’intensité de la pratique.

Cette variante de l’histoire paraît également fort improbable pour une autre raison. L’on sait en effet que Chen Baoqu était le cousin paternel (堂兄 tangxiong) de Chen Fake et qu’il n’y avait donc a priori aucune raison que Chen Yanxi ou Chen Yannian ne lui transmette pas le même enseignement qu’à Chen Fake. Comme je l’ai relevé dans l’article sur l’enseignement traditionnel du Tai Chi Chen, l’affirmation selon laquelle la transmission authentique aurait été réservée uniquement aux fils, et au fils aîné en priorité, relève plus du mythe que de la réalité, et procède sans doute d’une confusion avec la transmission liée au culte des ancêtres.

S’il n’était déjà pas simple de s’assurer d’avoir un descendant mâle pour perpétuer le culte ancestral, il était bien plus difficile de trouver un digne héritier pour la pratique du Tai Chi Chen. Si le chef de culte pouvait se contenter de respecter les rites, transmettre un savoir et une pratique était une autre paire de manches, et il fallait pour cela multiplier les chances en ouvrant l’enseignement en dehors de la famille nucléaire.

 Enseigner Tai Chi Chen Chenjiagou Type de Transmission Fils Neveux Matrice
Matrice de la transmission à Chenjiagou

En observant la généalogie, ainsi que la pratique actuelle à Chenjiagou, on s’aperçoit d’ailleurs facilement que la transmission du Tai Chi Chen aux neveux est même en réalité fréquente.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Chen Fake et Wang Yan

Wang Yan Chen Yanxi Chen Fake Chenjiagou Wang Chang JiangUne autre version, moins connue, est transmise oralement à Chenjiagou et met cette fois en scène un autre condisciple de Chen Fake : Wang Yan 王雁. Habitant de Chenjiagou mais extérieur au clan Chen, Wang Yan aurait difficilement été accepté par Chen Yanxi qui refusa tout d’abord de lui enseigner.

Pauvre et dans l’incapacité de payer Chen Yanxi pour son enseignement, Wang Yan dut dans un premier temps se contenter de venir le servir et, dès qu’il n’était pas occupé avec les travaux agricoles, d’accomplir toutes les petites tâches du quotidien que Yanxi lui donnait. La tradition orale rapporte que cela aurait duré six ans. Il pouvait ainsi, sans directement y participer, écouter l’enseignement donné par Chen Yanxi à Chen Fake et aux autres disciples. Chen Yanxi aurait finalement été impressionné par sa détermination et le niveau qu’il avait réussi à atteindre en pratiquant seul une fois rentré chez lui, et l’aurait alors accepté comme disciple.

La découverte du faible niveau de pratique du Tai Chi Chen de Chen Fake aurait cette fois été mise à jour lors d’une séance de tuishou entre Chen Fake et Wang Yan. Chen Yanxi, présent à ce moment et constatant que Wang Yang était meilleur que Chen Fake, aurait alors décidé de ne plus enseigner le Tai Chi Chen qu’à son fils, et aurait fermé sa porte à tous les autres disciples pendant un an pour se consacrer à son fils. Il se dit à Chenjiagou que l’affront aurait été d’autant plus humiliant que Wang Yan était de petite taille et de faible constitution (on dit 1,60m pour 50 kg) alors que Chen Fake était grand et fort. On rapporte à Chenjiagou que Chen Fake mesurait 1,80m mais, au vu des photos de groupes dans lesquels il apparait, cela parait peu probable. Pour en savoir plus sur le petit-fils de Wang Yan, voir Wang Changjiang.

L’on sait que Wang Yan était réputé pour ses frappes de l’épaule et la vidéo ci-dessous (déjà postée sur notre page Facebook) de tuishou entre de jeunes disciples de Chen Chunsheng (Tai Chi Chen Xiaojia) à Chenjiagou peut donner une idée de ce qui a pu se passer entre Chen Fake et Wang Yan ce jour là.

Ce n’est qu’à l’issue de cette année que Chen Fake aurait pu atteindre un niveau exceptionnel de pratique. Rappelons que Chen Yanxi aurait en cela été fidèle au proverbe de Chenjiagou que nous avons déjà indiqué à propos du secret de l’enseignement et selon lequel « on ouvre la porte pour les élèves, et on ferme la porte pour les disciples ».

Il est intéressant de noter que l’histoire de l’apprentissage du Tai Chi Chen par Wang Yan est en de nombreux points, similaire à celle rapportée pour Yang Luchan. Là encore, tout comme la faiblesse lors de la jeunesse compensée par la pratique intensive, la trame du récit indiquant qu’un disciple doit se montrer persévérant avant de pouvoir être finalement accepté par le maître est aussi un grand classique dans le milieu des arts martiaux chinois.

Plus important peut-être, ce que l’histoire nous dit aussi est, qu’à l’époque de Chen Yanxi, certains membres du village de Chenjiagou mais extérieurs au clan – ou même extérieurs à la branche du clan concernée – n’étaient généralement pas acceptés comme disciples. Dans le cas de Wang Yan, il avait pourtant été introduit par son oncle maternel, appartenant au clan Chen, auprès de Chen Yanxi dont il était parent. La révolution de l’enseignement ouvert à tous de la période républicaine n’était pas encore advenue.

Cela amène par ailleurs aussi à relativiser ce que Chen Yanxi a réellement transmis à ceux aujourd’hui présentés comme ses disciples, mais totalement étrangers à Chenjiagou (c.à.d. Du Yuze et Fu Zhensong) et a fortiori au clan Chen. D’autant que, sans entrer ici dans les détails, le croisement de leurs chronologies respectives avec celle de Chen Yanxi paraît douteuse.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Auprès de qui Chen Fake a-t-il appris le Tai Chi Chen ?

En prenant le temps de croiser les éléments connus des biographies de Chen Yanxi et Chen Fake, on peut légitimement se demander quel enseignement Chen Fake a réellement pu recevoir directement de son père. En effet, de l’âge de 7 ans à 9 ou 10 ans, Chen Yanxi n’est pas à Chenjiagou et enseigne au village de Mapo. Mais surtout, des 13 ans aux 19 ans de Chen Fake, c.à.d. pendant la période habituellement considérée comme optimale pour le développement du gongfu, son père est auprès de Yuan Shikai, d’abord dans la province du Shandong, puis à Tianjin.

Cela correspond d’ailleurs bien à ce que Chen Fake rapporte à son disciple Hong Junsheng : qu’entre 14 et 17 ans, son père n’était pas présent et ne lui a pas enseigné pendant cette période cruciale. Par ailleurs, le père de Chen Fake semble avoir continué d’exercer son métier d’escorteur et était donc souvent absent de Chenjiagou. Sans même chercher à creuser plus, l’on peut déjà en conclure que le temps d’enseignement direct de Chen Yanxi à Chen Fake a, dans les faits, dû être très limité lors de la période cruciale de développement des fondamentaux.

Il convient toutefois de garder en tête deux points importants. D’abord, comme je l’ai relevé dans un autre article, contrairement à l’enseignement moderne du Tai Chi Chen à l’étranger, dans l’enseignement traditionnel en Chine, la part d’enseignement du maître est proportionnellement très réduite par rapport au temps de pratique personnelle du disciple. On peut même dire que les deux méthodes d’apprentissage sont diamétralement opposées :

Enseigner-Tai-Chi-Chen-Methode-Traditionnelle-vs-Moderne-Pyramide
Méthode d’apprentissage du Tai Chi Chen : Traditionnel vs. Moderne

Il faut par ailleurs pondérer l’importance de l’enseignement direct du père de Chen Fake par deux autres facteurs. D’une part, comme nous l’avons déjà abordé ailleurs, la transmission réelle du Tai Chi Chen à Chenjiagou est souvent bien moins linéaire et simple qu’il n’y paraît, et est très différente de celle, théorique, voulant que telle personne ait appris uniquement auprès de tel maître. L’écosystème global de Chenjiagou joue en effet un rôle primordial dans la transmission et la part d’enseignement informel – celui des anciens ou des membres de la famille élargie – bien qu’invisible dans les biographies écrites, a toujours été grande. Pendant l’absence de son père, Chen Fake a ainsi immanquablement profité non seulement des conseils de son oncle Chen Yannian et d’autres membres du clan, mais également des échanges avec ses condisciples. Sur l’importance et le rôle de ces « conseillers de l’ombre », voir Enseigner le Tai Chi Chen et Clan de Chenjiagou.

D’autre part, le cœur de l’enseignement consiste en la transmission des règles de pratique et de savoir-faire – certains diraient la divulgation de « secrets de pratique » – qui ne demande pas une présence continue et quotidienne du maître. Les corrections et les indications données par le maître selon le niveau du disciple permettent essentiellement d’éviter des dérives fréquentes dans la pratique et de lui faire gagner beaucoup de temps.

Finalement, ce qu’il faut garder à l’esprit est que, contrairement à ce que les biographies laissent penser, et par-delà le pédigrée familial, ce qui importe le plus dans la réussite et dans le développement d’un haut niveau de Tai Chi Chen est la combinaison de la connaissance de la méthode de pratique (venant du maître) et d’une pratique intensive et soutenue (relevant du disciple). De même qu’avoir été le disciple d’un grand pratiquant n’est en rien un gage d’expertise, avoir énormément pratiqué sans connaître les règles de pratique conduit presque immanquablement à une mauvaise pratique.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Les exploits de Chen Fake contre les Lances Rouges

La Société des Lances Rouges

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Société des Lances Rouges

En réponse aux violences endémiques dues aux rébellions populaires (Nian et Taiping) qui dévastent les campagnes, le Nord de la Chine – notamment les provinces du Shandong et du Henan – va connaître au 19ème siècle une militarisation croissante de la société rurale avec le développement des milices villageoises.

C’est de la combinaison de ces milices d’autodéfense et de la résurgence de sectes taoïstes et de sociétés secrètes que va notamment naître le célèbre mouvement des Boxers. Né d’une révolte contre les taxes, il va se transformer en rébellion contre le pouvoir Mandchou, avant de finir par être exploité à son avantage par l’impératrice-douairière Cixi, en mouvement anti-Occidentaux en 1899.

Avec la déliquescence du pouvoir central à la mort de Yuan Shikai en 1916 et le retour en force concomitant du brigandage généralisé – auquel s’ajoutent désormais les exactions des hommes de main et des soldats des seigneurs de guerre locaux, elles-mêmes encore aggravées par les catastrophes dues à l’alternance de sécheresses et d’inondations – les sociétés de surveillance des récoltes et les milices villageoises se reconstituent. Dans le Henan, où les bandits sont encore plus nombreux qu’ailleurs et où les troupes des seigneurs de guerres sont souvent considérées comme pires que les brigands, les villages s’organisent pour créer des réseaux d’alliances.

De ces milices d’autodéfense, un avatar du mouvement des Boxers (avec lequel il partage notamment la croyance dans les rites d’invincibilité taoïstes), va voir le jour : la « Société des Lances Rouges ». Peut-être à l’origine d’abord nommé « Société de la Bienveillance »15, elle est parfois improprement appelée en français « Société des Piques Rouges ». Souvent dirigées par des membres de la gentry locale, de nombreuses milices de défense villageoises vont se fédérer sous ce nom et être unifiées par des croyances et des rites religieux communs. Avec le temps, de sociétés de lutte contre les rebelles et le brigandage, elles vont se transformer en organisations de révolte contre les taxes et de lutte contre les satrapes locaux. Le fanion rouge accroché à leurs lances sera le signe de reconnaissance extérieur des milices membres de la confédération.

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Les Lances Rouges luttent contre l’invasion Japonaise

Le mouvement des Lances Rouges prend rapidement de l’ampleur et, en 1927, aurait compté, dans la seule province du Henan, plus de 1,5 millions de membres. On estime qu’à l’époque 70% des hommes adultes étaient engagés dans des milices d’auto-défense.

Les frontières entre les différents protagonistes – les milices paysannes authentiques, les rebelles des Lances Rouges, les bandits et les troupes républicaines – apparaissent floues et perméables. La confusion semble même parfois totale. Des brigands se font en effet passer pour des Lances Rouges, d’autres sont engagés dans les armées des seigneurs de guerre, et certains Lances Rouges ou soldats finissent, eux, par rejoindre les troupes de brigands. Quand ce n’était pas le cas, il arrivait aussi que des accords formels ou tacites soient trouvés entre les différents groupes. L’on rapporte ainsi un cas où les troupes républicaines, plutôt que d’avoir à affronter les Lances Rouges, tiraient en l’air lors de leur avancée pour se signaler à eux et éviter la confrontation.

Il est amusant de noter que – le contexte historique, la violence meurtrière de masse et les armes en moins – la situation n’est pas sans analogie avec le mouvement des Gilets Jaunes de 2018 en France. Authentique mouvement populaire pacifique né d’une révolte fiscale, le mouvement va être rapidement infiltré par des casseurs de la gauche radicale et des Black Blocs (les Brigands16) qui se font passer pour eux en endossant un gilet Jaune, puis victimes d’une récupération et d’une idéologisation par des militants et intellectuels d’extrême gauche (les Prêtres des sectes taoïstes) qui les avaient pourtant d’abord maudits et traités de fascistes avant de s’apercevoir tardivement qu’ils pouvaient tenter de récupérer le mouvement à leur compte17. Comme certaines troupes des seigneurs de guerre, une minorité de policiers non formés au maintien de l’ordre se comporteront, avec les LBD, en véritables bandits. Lorsque le danger s’approchait, les mandarins et satrapes locaux se terraient alors sous bonne garde dans les villes murées (ou s’enfuyaient), comme E. Macron le fera à l’Élysée (l’hélicoptère d’évacuation étant prêt à décoller).

Sous différentes formes, et parfois sous des noms différents, les Sociétés des Lances Rouges resteront actives pendant toute la période républicaine, pendant laquelle elles combattront activement l’envahisseurs japonais, et ne disparaîtront qu’après la prise de pouvoir par le régime communiste en 1949.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Chen Fake et les Lances Rouges

C’est dans ce contexte de chaos et de violence généralisés des années 1920 que Chen Fake se serait distingué dans la lutte contre les Lances Rouges. L’histoire raconte qu’il aurait été appelé à la rescousse par le magistrat du district de Wen, tout proche de Chenjiagou, pour venir prêter main forte aux autorités dans la lutte contre les Lances Rouges avec une milice du village. L’anecdote ne précise pas s’il s’agissait de Lances Rouges populaires luttant contre les excès des autorités locales, ou bien de bandits déguisés en Lances Rouges.

Chen Fake défait un maître d’arts martiaux dès son arrivée

Dès son arrivée dans le bourg, Chen Fake aurait capturé deux bandits. Sans doute pour souligner l’efficacité supérieure du Tai Chi Chen comparé à d’autres arts martiaux, certaines versions de l’histoire rapportent qu’à peine installé dans le bourg, il aurait aussi été défié par un maître de kungfu déjà engagé par le magistrat pour former les hommes.

Alors que Chen Fake était tranquillement installé à une table, sa blague à tabac dans une main et son allume-feu dans l’autre, ce maître – dont il n’est pas précisé quel style il pratiquait – serait soudainement entré dans la pièce et se serait dirigé vers lui. Alors que Chen Fake se levait pour aller l’accueillir, celui-ci lui envoya un coup de poing dans la poitrine en hurlant « Voyons comment tu vas réagir à cela ! ». Chen Fake aurait rapidement paré avec son avant-bras avant que le coup ne l’atteigne, et l’aurait simultanément repoussé. L’homme aurait été violemment projeté à l’extérieur, atterrissant sur le dos au beau milieu de la rue.

Une variante de l’histoire raconte que Chen Fake aurait initialement capturé trois bandits près de Chenjiagou, qu’il aurait remis aux autorités. En représailles, les bandits auraient kidnappé trois de ses amis pour obtenir un échange. Chen Fake serait alors allé affronter le chef des bandits et l’aurait défait.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Chen Fake combat les Lances Rouges
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Rebelles Lances Rouges

Comme toutes les villes de l’administration impériale18 depuis la nuit des temps, le bourg du district de Wen était une agglomération fortifiée protégée par des remparts, dont les accès étaient protégés par des portes massives. En 1926, les troupes des Lances Rouges encerclèrent la ville. Toutes les portes furent fermées à l’exception d’une seule, à l’entrée de laquelle Chen Fake fut posté.

Armé d’un simple bâton long, il gardait la porte et attendait que le chef des Lances Rouges vienne l’affronter. Celui-ci se précipita sur Chen Fake et voulut le transpercer de sa lance. Chen Fake le désarma d’une rapide parade avec son bâton, faisant voltiger sa lance dans les airs, et riposta par une frappe d’estoc foudroyante dans la poitrine du chef des rebelles qui le tua net. Effrayés et désemparés par la mort de leur chef, les Lances Rouges se seraient alors enfuis et la ville aurait été sauvée.

Que Chen Fake se soit illustré par son courage et son efficacité dans un combat contre les Lances Rouges est sans doute vrai, mais – comme dans le cas de son grand-père Chen Gengyun que nous avons évoqué supra – que son intervention ait été, à elle seule, la cause de la déroute de milliers de combattants armés s’apprêtant à prendre une ville fortifiée, n’est pas crédible. Pour remettre les choses en perspective et donner des ordres de grandeur, il suffira de rappeler que, lors de la première grande confrontation dans le Henan entre les autorités et les Lances Rouges en 1923, les troupes des Lances Rouges en présence comptaient déjà plus de 100 000 hommes (et elles ne feront que grossir tout au long de la décennie).

A moins de croire que les exploits de Rambo sont la réalité, et même si Chen Fake avait été armé d’un bazooka et d’un sabre laser, on voit mal comment il aurait pu à lui seul mettre en déroute des milliers d’hommes armés, ni comment un seul homme aurait pu effrayer à ce point les troupes de Lances Rouges et les faire fuir sans même qu’ils cherchent à venger la mort de leur chef.

Ce que l’on peut raisonnablement penser et conclure est que Chen Fake a certainement conduit une milice villageoise venue participer à la défense du chef-lieu de district et qu’il s’y est montré particulièrement efficace et courageux. Si la trame du récit est sans doute basée sur quelques faits épars rassemblés pour les besoins de la narration, la partie la plus fantastique de l’histoire de Chen Fake luttant contre les Lances Rouges participe du processus d’héroïsation et de construction de sa légende. Mais cela n’a rien d’étonnant. L’efficacité de la mémorisation nécessite, dans la transmission orale, des faits littéralement « extra-ordinaires », d’actes saillants stimulant l’imagination et en appelant à l’affect pour marquer la mémoire, et, partant, des exagérations qui tendent à s’amplifier avec les temps et les générations.

Bien que cela soit très éloigné de la mentalité moderne, ce qu’il convient de retenir dans ces histoires traditionnelles du Tai Chi Chen, celles de Chen Fake ou d’autres, ce n’est pas tant la véracité et l’exactitude des faits en eux-mêmes, que le message que veulent faire passer les narrateurs. Le voir ainsi permet de ne pas tomber dans la pensée magique (en acceptant l’histoire sans discernement et prenant tout pour argent comptant), ni de s’offusquer outre mesure des excès du récits (en n’y voyant qu’un ramassis de mensonges).

Nous aurons l’occasion de revenir sur cet épisode des exploits de Chen Fake contre les Lances Rouges dans la seconde partie de cet article qui traitera de la vie de Chen Fake à Pékin.

Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Avis sur l’article Chen Fake, Maître du Tai Chi Chen. Mythes et Réalités.

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Sommaire Chen Fake, Tai Chi Chen

Sommaire Chen Fake, Maître idéal du Tai Chi Chen.

Chen Fake, famille et lignée du Tai Chi Chen

L’arrière-grand-père de Chen Fake : Chen Changxing, 6ème génération du Tai Chi Chen

Le grand-père de Chen Fake : Chen Gengyun, 7ème génération du Tai Chi Chen

Le père de Chen Fake : Chen Yanxi, 8ème génération du Tai Chi Chen

Chen Fake à Chenjiagou et anecdotes du Tai Chi Chen

Chen Fake à Chenjiagou

Les exploits de Chen Fake contre les Lances Rouges

Avis sur l’article Chen Fake, Maître du Tai Chi Chen. Mythes et Réalités

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Notes de l’article Chen Fake, Maître Idéal du Tai Chi Chen. Mythes et Réalités

  1. La paternité de la création de la « Nouvelle Forme » est en réalité plus complexe. Nous y reviendrons dans un autre article.
  2. Cette version est notamment celle défendue par Zheng Xudong, mon maître de Laojia, et que je rapportais à l’époque à mes élèves. Si elle semble bien connue dans la tradition orale à Chenjiagou, personne sur place n’a pu me dire quelle en était la source.
  3. Le Shanxi est la province d’origine du clan Chen. C’est au 13ème siècle que le patriarche du clan, Chen Pu, décide d’émigrer dans le Henan.
  4. Traduction non littérale qui, tout en respectant les faits de la narration, vise aussi à rendre le ton de l’inscription.
  5. Chen Zhongshen et Chen Jisheng, pratiquants de la Petite Forme Xiaojia, étaient des jumeaux disciples de leur oncle Chen Youben (qui s’occupa d’eux au décès de leur père).
  6. Chen Wudian est parfois présenté comme disciple de son père Chen Huamei. Il est probable qu’il a commencé à apprendre le Tai Chi avec lui, puis avec Chen Gengyun.
  7. Les règles et le ritualisme minutieux du deuil en Chine, appelés les « Cinq Vêtements »五服 wǔfú, sont directement issus de la haute antiquité chinoise et du Livre des Rites des Zhou. Ils étaient devenus des obligations légales intégrées dans le Code de Lois de la dernière dynastie Qing. Sans pouvoir entrer ici dans trop de détails, notons simplement que ces règles définissaient cinq degrés de proximité familiale qui impliquaient, notamment, les tenues que l’on était autorisé à porter pendant le deuil (d’où son nom), et des durées de deuil (allant de trois mois pour les parents les plus éloignés, à 25 mois pour les plus proches).
  8. Une autre tradition orale à Chenjiagou, rapportée dans la branche de Wang Yan, ne mentionne pas Chen Shengsan mais Wang Ping à la place. Je n’ai toutefois pas réussi à éclaircir la raison de cette contradiction, ni à retrouver la trace de Wang Ping.
  9. Chen Zhaopi aurait affirmé qu’il serait allé enseigner à Xi’An, à Zhengzhou et à Nanjing, mais l’on en trouve aucune trace.
  10. Certains mentionnent que son père aurait eu 60 ans à sa naissance. Je ne sais pas d’où viennent ces affirmations, mais, les dates de naissance de Chen Yanxi et Chen Fake étant bien établies, elles sont donc erronées.
  11. Mon maître de laojia, Zheng Xudgong, insatiable pratiquant lui-même, en avait tellement fait un tel credo, qu’il en était arrivé à juger, sous forme de semi-boutade, de la quantité de pratique fournie par ses élèves à l’aune de leur appétit. Celui qui n’était pas affamé à chaque repas… montrait tout simplement qu’il n’avait pas suffisamment pratiqué. J’avais expliqué cela à l’un de mes élèves que j’avais introduit auprès de Zheng pour qu’il pratique avec lui, et lui avais aussi dit que, fidèle à la tradition confucéenne, ce dernier ne commençait jamais à donner plus d’explications avant que l’élève ait suffisamment pratiqué et cherché par lui-même. Afin de se faire bien voir de Zheng, mon élève, pratiquant assidu mais petit mangeur, se mit alors délibérément à soudainement dévorer à tous les repas. Ce qui ne manqua pas d’amuser Zheng.
  12. Ces deux dernières remarques paraissent également anachroniques et sont certainement des ajouts ultérieurs.
  13. Deux heures tôt le matin (7H-9H en hiver), deux heures en fin de matinée (10H-12H), trois heures dans l’après-midi (15-18H ou 16-19H), et exceptionnellement une heure ou deux après le dîner.
  14. Idéales pour ce qui est du temps disponible pour la pratique. Pour le reste, il s’agissait des conditions de vie moyennes d’alors, avec fréquemment une température à l’intérieur de 8°C en hiver, et de 40°C en été.
  15. Les études historiques ne sont pas unanimes concernant l’origine exacte des Lances Rouges.
  16. A la différence notable que les brigands chinois étaient des paysans déclassés alors que les militants d’extrême gauche français sont surtout les enfants désoeuvrés de la petite et moyenne bourgeoisie parisienne ou des grandes villes.
  17. On pourrait pousser l’analogie en constatant que si les paysans prêtaient en temps normal (i.e. en dehors des funérailles) une oreille distraite aux élucubrations des taoïstes, ils trouvaient en revanche dans leurs beaux discours une consistance théorique de circonstances en temps de crise et de soulèvement. De même, alors que les mouvements d’intellectuels boomers et de petits bourgeois parisiens comme ceux de Nuit Debout laissaient totalement indifférents les Français malgré la propagande médiatique, leurs idées commenceront lors de la crise à attirer l’attention de certains gilet jaunes qui y verront un moyen de transcender leur révolte, de sublimer leur colère par des concepts, quitte à finir, une fois endoctrinés, par complètement oublier pourquoi ils luttaient à l’origine.
  18. C.à.d. celles où résidait le magistrat responsable de la circonscription. Ici le plus bas échelon de l’échelle administrative, le district.

A propos Tai Chi Lyon

Disciple officiel de la lignée du Tai Chi Chuan originel de Chenjiagou (lieu de création du Tai Chi) sous le nom Pengju 鹏举, j'ai passé plusieurs années en Chine à me former et pratiquer avec Maître Zheng Xu Dong et pratique ces dernières années la Xiaojia avec des maîtres de Chenjiagou (disciples directs du célèbre Chen Kezhong).