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Yang Luchan, retour sur les origines du Tai-Chi style Yang

4.5
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L’histoire réelle de Yang Luchan 杨露禅, le créateur du Tai-Chi style Yang, est hautement spéculative et a manifestement – comme beaucoup d’autres dans le monde des arts martiaux chinois – été très largement mythologisée. Il est à vrai dire surprenant que ce qui apparaît comme des fictions reconstruites a posteriori, continuent souvent, aujourd’hui encore, en Occident comme en Chine, à être tenues pour des réalités historiques, ou pour le moins à être présentées comme telles.

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Zhang Sanfeng

La fable d’une transmission d’origine taoïste venant du moine Zhang San Feng a depuis longtemps été abandonnée, et n’est plus aujourd’hui acceptée que par les béotiens, ou promue pour des raisons commerciales liées à l’attrait d’un taoïsme ésotérique fantasmé. Mais, si cette fiction-là ne trompe presque plus personne, l’histoire de Yang Lu Chan et des écrits classiques du Tai-Chi est en revanche rarement questionnée.

Nous verrons pourtant qu’elle a bien, elle aussi, dès les origines, été embellie par certains afin d’en passer sous silence les aspects embarrassants, et que la place centrale de Yang Luchan a été volontairement minimisée par d’autres afin d’instrumentaliser le récit des origines à leur profit.

Par-delà les guerres de clochers, il n’en reste pas moins que le parcours de Yang Lu Chan apparaît rétrospectivement comme celui d’un destin exceptionnel et qu’il est à la fois le symbole de la première réussite sociale fulgurante par les arts martiaux en Chine (alors que la voie royale était le succès aux concours mandarinaux) et le précurseur d’une mondialisation réussie du soft-power Chinois.

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Yang Luchan 杨露禅 (1799-1872), ou Yang Fukui (福魁)

A la lumière de ce que nous allons examiner infra, son histoire s’apparente même réellement, si ce n’est à un conte de fée, a minima à une formidable success story à l’américaine. Mais ce qui finalement importe peut-être le plus, est que, en l’arrachant contre son gré de la culture du secret et de sa transmission clanique à Chenjiagou, Yang Lu Chan a sans doute aussi involontairement sauvé le Tai-Chi d’une disparition à laquelle il eût sinon certainement été condamné.

J’avais, depuis bien longtemps, presque totalement délaissé les recherches sur l’histoire du Tai-Chi style Yang. Plusieurs discussions informelles ces dernières années avec des habitants de Chenjiagou, ont toutefois piqué ma curiosité car elles portaient à ma connaissance des informations parfois bien divergentes de l’histoire officiellement admise de Yang Luchan, et m’ont donc poussé à m’y intéresser à nouveau.

Chemin faisant, j’ai découvert que ce qui se dit communément à Chenjiagou autour d’un repas et de quelques verres de baijiu avait, partiellement, déjà été étudié et confirmé par les historiens chinois des arts martiaux et avait parfois été relevé, disséminé ça et là, en langue anglaise. En d’autres termes, il s’avérait que la tradition orale rejoignait, ou était confirmée, par la recherche académique. Celle-ci, bien qu’ayant en mains les éléments factuels, n’en tirait toutefois pas les conclusions auxquelles la connaissance concrète des mœurs traditionnelles et le bon sens populaire de Chenjiagou, amenaient immédiatement.

Art-martial-ancien-famille-Chen-Nguyen-Dufresne-Budostore-LivreLes livres en langue française abordant l’histoire du Tai-Chi, notamment celle de Yang Luchan et des origines, ne sont quasiment jamais – à l’exception notable de celui de T. Dufresne et J. Nguyen – écrits dans une perspective historique et critique. Ils se cantonnent presque exclusivement, soit à la reprise de la doxa du récit officiel, telle que propagée par l’un ou l’autre des grands courants, soit à l’invention – par des courants plus exotiques du Tai-Chi style Yang ou de ses dérivés – de nouvelles histoires encore moins étayées et d’autant plus fantaisistes.

C’est le fruit de ces nouvelles recherches que je partage dans le présent article qui vise à apporter un éclairage nouveau, en langue française, sur l’histoire de Yang Luchan, des origines du Tai-Chi des styles Yang et Wu, de leurs premiers écrits et de l’élaboration de leur généalogie. 

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Généalogie Yang Luchan Tai-Chi style Yang

A l’attention particulière de ceux qui ne sont pas familiers avec le chinois et que l’utilisation de noms propres pourrait rebuter, et afin de faciliter à tous la compréhension de ce qui va suivre, nous commencerons par présenter la généalogie synthétique des premières générations du Tai-Chi style Yang et Wu-Hao. Elle présente les différents acteurs mentionnés dans l’article, les quatre styles principaux dérivés du style Chen, et permet également, avec les dates, de mieux les situer dans le temps.

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Généalogie synthétique du Tai-Chi des branches Yang et Wu (Hao).

La carte ci-dessous permettra elle de situer rapidement les lieux principaux dont nous aurons l’occasion de parler tout au long de l’article.

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Les principaux lieux : Chenjiagou, Yongnian, Wuyang, Zhaobao (Shaolin pour référence)

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Les différentes histoires de Yang Lu Chan

La façon dont Yang Lu Chan a été amené à apprendre le Tai Chi Chuan, comment il s’est retrouvé à Chenjiagou, combien de temps il y est resté, dans quelles circonstances il a appris auprès de Chen Chang Xing, comment il a pu en arriver à enseigner à des dignitaires de haut rang à Pékin, … toutes ces interrogations, ont, dès le début, fait l’objet de narrations différentes et parfois contradictoires. Elles manquent, en outre, toujours de précisions et de fait circonstanciés, et n’indiquent, par exemple, presque jamais clairement les dates auxquelles les événements présentés sont supposés se dérouler (que ce soit dans les livres en français ou encore sur wikipedia).

Même les versions considérées comme « officielles », c.à.d. celles écrites par les disciples des premières générations du Tai-Chi des styles Yang et Wu (Hao), présentent entre elles des divergences notables.

Pour mieux comprendre ce qui va suivre, et arriver à discerner la logique globale à l’œuvre, il faut commencer par différencier les récits tels qu’ils sont racontés par la branche de la famille Wu, de ceux racontés par la branche de la famille Yang. Nous allons voir que ce point – lié à des enjeux de luttes de pouvoir entre les deux branches quant au dépositaire de la filiation « authentique » et l’appropriation de l’héritage culturel du Tai-Chi – est crucial à la compréhension de l’ensemble et au déroulé des évènements.

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Yang Luchan invisible dans la branche de Wu Yuxiang

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Wang Zongyue 王宗岳

Dans ce qui est le tout premier livre consacré au Tai Chi, le « Traité du Tai Chi Chuan de Wang Zongyue » rédigé en 1867 (puis réédité en 1881), Yang Luchan n’est, étonnamment, pas même expressément mentionné.

Son commentateur, Li Yi Yü 李亦畬 , le neveu de Wu Yuxiang 武禹襄 – le créateur du Tai-Chi style Wu (ou Wu-Hao) qui fut l’un des élèves de Yang Luchan – y indique simplement « qu’un certain Yang de Nanguan1 » serait allé à Chenjiagou étudier auprès des Chen pendant plus de dix ans, et qu’il serait devenu extrêmement habile dans la pratique du Tai-Chi. Il serait alors revenu dans sa ville d’origine, Yong Nian (dans la province du Hebei), aurait montré le Tai Chi à ceux qui le souhaitaient, tout en refusant d’enseigner à tous (notamment à Wu Yuxiang qui ne put en obtenir qu’une idée approximative).

Pour quelle raison un lettré comme Li Yi Yü, chez qui les mots ont un sens et les écrits sont millimétrés, se cantonne t-il à un vague « un certain Yang 2 » plutôt que de simplement nommer clairement « Yang Luchan » qu’il connaît pourtant parfaitement ? En toute logique, il ne peut y avoir qu’une seule raison : il tient à cacher qu’il s’agit de Yang Luchan. Pour se préserver de tout accusation ultérieure potentielle de l’avoir totalement occulté (si d’aventure celui-ci ne tombait pas dans l’oubli comme il l’appelle de ses vœux), il fait toutefois en sorte qu’on ne puisse pas le lui reprocher. Nous verrons pourquoi il ment sciemment par omission et pourquoi il minimise la transmission de Yang Luchan à Wu Yuxiang en précisant qu’elle ne fut que superficielle.

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Wang Zongyue se substitue à Yang Luchan et à la famille Chen

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Li Yi Yü 李亦畬

Si Li Yi Yü – sous l’influence de son oncle Wu Yuxiang – s’ingénie à passer le nom de Yang Luchan sous silence et déclare ne pas savoir d’où vient le Tai-Chi, il introduit par contre dans son récit un nouveau personnage, légendaire, Wang Zong Yue 王宗岳, qu’il présente comme une sorte d’ancêtre du Tai Chi Chuan qui en aurait déjà expliqué les principes et connu toutes les subtilités.

Dans la première version de son texte introductif, Li Yi Yü mentionne que le créateur du Tai Chi Chuan est le moine taoïste Zhang San Feng, avant finalement de se raviser et d’indiquer à la place que « l’on ne sait pas qui est le créateur du Tai Chi Chuan ».

Comment expliquer cette valse-hésitation et se retournement soudain de Li Yi Yü concernant un point pourtant capital du récit ?

Il est probable que, lors de la première édition, entièrement supervisée par Wu Yuxiang lui-même, Li Yi Yü n’ait pas eu d’autre choix que d’écrire ce que son oncle lui intimait, mais que, lors de la seconde édition de 1881, soit un an après le décès de celui-ci, il se soit senti plus libre de revenir sur ce qu’il savait être une affabulation à laquelle il avait d’abord été forcé d’accoler son nom.

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Wu Yuxiang 武禹襄 (1812-1880)

On ne peut pas non plus exclure qu’il ait, dans un premier temps, cru de bonne foi à la filiation avec Zhang Sanfeng, puis ait découvert des éléments lui montrant qu’elle avait été fabriquée.

De fait, le récit de Li Yi Yü n’est que la note introductive d’un manuscrit supposé ancien, précisément attribué à Wang Zong Yue, qui aurait été – le hasard faisant bien les choses – découvert en 1852 dans un magasin de sel par son oncle, Wu Chengging, le frère de Wu Yuxiang, dans la ville de Wuyang.

Dans une autre version de l’histoire, ce serait Wu Yuxiang lui-même, qui, en chemin pour aller apprendre auprès de Chen Changxing en 1852, en aurait profité pour aller à Wuyang, voir son frère Wu Chengqing, magistrat du district. Il aurait alors découvert le précieux manuscrit par son intermédiaire.

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Le mythe de Wang Zongyue gagné au loto taoïste

Si l’on regarde froidement le récit, on peut, à juste titre, se demander comment des générations entières de glossateurs ont pu à ce point perdre toute forme de rationalité et ne pas voir ce qui paraît pourtant couler de source. A moins de croire en la providence divine dans les arts martiaux, comment peut-on en effet sérieusement arriver à croire à de telles coïncidences, à proprement parler miraculeuses, et les accepter sans se poser plus de questions ?

Comment admettre sans sourciller cette kyrielle de coïncidences toutes convergentes :

aboutissant à  ce que soit justement le frère de Wu Yuxiang (Wu Chenqing), et pas n’importe qui d’autre,
qui vient lui-même précisément d’apprendre un art martial inconnu et novateur,
qui retrouve mirifiquement, sans le chercher, un « manuscrit oublié » dont personne n’avait jamais entendu parler, mais qui traite précisément de ce sujet,
dans un sombre magasin de sel, à des centaines de kilomètres de là, mais qui se trouve être, le plus fortuitement du monde, dans la ville de Wuyang où il vient à peine d’être affecté,
et que la « découverte » se passe, là encore par la plus pure des coïncidences, à ce moment précis et non pas 100, 50 ou 20 ans plus tôt ou plus tard ?

A défaut d’une bonne dose d’objectivité et d’esprit critique, un simple calcul de probabilité des chances d’une telle occurrence dans le temps et dans l’espace suffirait à montrer l’extravagance de l’histoire. Contrairement à ce que la publicité affirme, Wu Yuxiang aurait donc réussi la prouesse de gagner au loto taoïste sans avoir même tenté sa chance.

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Le Traité du Tai-Chi et le magasin de sel de Wuyang

Même l’histoire présentée pour tenter de « justifier » la découverte du manuscrit, en lui donnant un semblant de crédibilité appuyée sur « des faits » concrets, est incohérente. Comme nous l’avons vu, l’histoire officielle raconte que Wu Yuxiang, parti trouver Chen Changxing en 1852, serait finalement resté apprendre un mois auprès de Chen Qingping, puis aurait rejoint son frère à Wuyang. Une autre version raconte qu’il était en chemin pour aller voir son frère et qu’il se serait arrêté en chemin pour voir Chen Changxing, aurait rencontré Chen Qingping, avant de se rendre à Wuyang.

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Révolte Nian 1851–1868

Quoi qu’il en soit de l’objectif initial du voyage qu’il est supposé avoir effectué, les évènements sont dans tous les cas présentés comme se déroulant en 1852. Or, l’on sait qu’en 1852, année où les deux frères se seraient rencontrés et où la découverte est réputée avoir été faite par Wu Chengqing, celui-ci n’était pas encore en poste à Wuyang et qu’il n’y arrivera qu’à la fin de 1854. La raison pour laquelle Wu Yuxiang reconstitue un récit situé en 1852 est certainement liée au fait que Chen Changxing est mort en 1853 et qu’il ne pouvait pas – s’il avait placé le récit en 1854 – prétendre aller voir quelqu’un qui était déjà décédé.

Il est en outre d’autant moins probable que Wu Yuxiang se soit déplacé si loin de chez lui en 1852, ou même les années suivantes, qu’il s’agit du moment où la jonction des deux plus grandes rébellions populaires chinoises du 19ème siècle – celles des Taiping venant du Sud et des Nian venant du Nord – s’opère précisément dans la région. Nous avons déjà évoqué dans un autre article le rôle du clan Chen dans le combat et la victoire contre les rebelles en 1852 : Enseigner Tai-Chi : Traditionnel ou Moderne ?.

Alors que les milices d’autodéfense s’organisent et que villes et villages se barricadent, circuler sur des routes infestées de rebelles – qui causeront des dizaines de millions de morts en l’espace de quelques années – était extrêmement dangereux et pouvait facilement s’avérer fatal. On estime que la Chine aurait perdu 20% de sa population en moins d’un demi-siècle et serait passée de 450 millions de personnes vers 1850 à environ 400 millions à la fin du siècle.

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Fleuve Jaune

Seules des raisons impérieuses et de la plus grande urgence pouvaient conduire à prendre le risque de parcourir les plus de trois cents kilomètres d’un tel trajet et se retrouver pendant des semaines sur des routes de tous les dangers (même le « crochet » que Wu Yuxiang affirme avoir fait pour passer par Chenjiagou représente un détour de plusieurs jours de voyage).

Le moment aurait, de surcroît, été d’autant moins propice à tout voyage que le Fleuve Jaune avait, dès 1851, commencé l’une de ses crues légendaires et dévastatrices qui aboutira, en 1855, à un gigantesque changement de son embouchure, qui se déplacera alors à quelques 700 kilomètres plus au nord qu’avant la crue.

En voulant prouver la réalité de l’histoire de la découverte du manuscrit, Wu Yuxiang instille de fait un doute supplémentaire sur ce qui pouvait rester de crédibilité à l’histoire, et en arrive presque, à l’inverse, à confirmer que celle-ci a bien été forgée de toutes pièces. Mais finalement, peu importe, quand bien même l’historiette inventée eût-elle été parfaitement cohérente, cela n’eût rien changé à l’extravagance de fond de l’histoire dans son ensemble.

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Le Traité du Tai-Chi et la ville de Wuyang

Plan-Chenjiagou-Shaolin-Wudang-WuyangL’on peut se demander pourquoi Wu Yuxiang a choisi de faire apparaître son « Traité du Tai-Chi-Chuan » dans la ville de Wuyang et non pas ailleurs. Pourquoi n’a t-il pas placé la découverte dans un lieu a priori plus plausible, dans un lieu en lien avec l’art martial qu’il avait appris et donc près de Chenjiagou – ou encore proche de chez lui à Yongnian ?

Il y a sans doute plusieurs raisons. La première est que choisir un lieu éloigné de l’endroit où il allait – quinze ans après la supposée découverte, c.à.d. également éloigné dans le temps – révéler l’existence du manuscrit, permettait d’éviter que des curieux soient tentés d’aller vérifier ses assertions. La seconde est, qu’afin de ne pas éveiller les suspicions en prétendant avoir découvert lui-même le manuscrit, il lui fallait un complice qui endosserait le rôle de « découvreur ».

Ce complice devait être quelqu’un de proche, sur qui il savait pouvoir compter et qui confirmerait ses dires si d’aventure on lui posait la question. Ses frères étaient les candidats idéaux pour jouer ce rôle.

Enfin – et il s’agit peut-être de l’une des raisons qui lui ont fait choisir son frère aîné Wu Chenqing plutôt son autre frère Wu Ruqing – une légende prétend que Zhang Sanfeng serait originaire de la ville de Wuyang où son frère était en poste. Cela lui permettait ainsi de rattacher par un fil, certes ténu, le personnage de Wang Zongyue avec Zhang Sanfeng. Ce dernier est réputé avoir séjourné dans le Mont Wudang.

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Le mythe du Traité du Tai-Chi de Wang Zongyue

La fable du manuscrit et du personnage de Wang Zong Yue en tant que concepteur du Tai-Chi va de pair avec une autre invention : celle du nom de Tai Chi Chuan, qui apparaît pour la première fois dans ce livre. Jusqu’alors, l’art martial de Chenjiagou était simplement désigné du nom générique de « Boxe Longue » 长拳 changquan. Ce premier traité sur le Tai Chi Chuan est également le premier à présenter un enchaînement de Tai-Chi.

Si l’on s’en tient aux faits, ce premier « Traité du Tai-Chi-Chuan », appelé à devenir l’Ancien Testament du Tai-Chi, est en résumé, un ouvrage :

supposé avoir été recopié d’un manuscrit ancien mais dont personne n’a jamais vu l’original,
attribuant ledit manuscrit invisible à un auteur tout aussi légendaire : Wang Zongyue, dont il n’existe aucune trace historiquement attestée,
se référant, parfois, parfois non, à un autre personnage semi-légendaire : Zhang Sanfeng,
dans lequel le commentateur contemporain passe sciemment sous silence le nom de Yang Luchan et sa transmission à Wu Yuxiang,
qui utilise pour la première fois le terme de Tai Chi Chuan,
présentant pour la première fois un enchaînement de Tai-Chi.

manuscrits-qumranLe « Traité du Tai Chi Chuan de Wang Zong Yue » n’est en réalité qu’une falsification rédigée par Wu Yuxiang lui-même, construite en s’inspirant, d’une part, de principes théoriques d’écrits antérieurs n’ayant aucun lien avec les arts martiaux, et, d’autre part, de ce qu’il a appris et entendu par le truchement de Yang Luchan de l’art martial de la famille Chen (et, probablement, d’une rencontre avec Chen Changxing).

L’une des raisons pour laquelle la supercherie, a priori flagrante pour un œil extérieur au milieu du Tai-Chi, n’a pas été remise en cause en dehors de la branche Chen, est qu’elle est la clé de voûte de tous les écrits postérieurs des quatre grands styles de Tai-Chi (Yang, Wu, Wu-Hao et Sun).

C’est en effet à partir de ce premier « Traité du Tai-Chi » que se développeront les écrits ultérieurs – qui presque tous s’en inspireront ou l’incluront dans leur hagiographie – notamment ceux depuis présentés comme les « Classiques du Tai Chi » dans la branche Yang.

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« Traité du Tai Chi Chuan » de Wang Zongyue

Si l’on retire le « Traité du Tai Chi Chuan », tout le reste du bel édifice théorique – jusqu’aux spéculations les plus récentes de la famille Li liées au Temple taoïste des Mille Ans de Wuyang – s’écroule. Nous aborderons plus loin les raisons qui ont poussé Wu Yuxiang à fabriquer le mythe de Wang Zongyue et Zhang San Fen.

Constatons toutefois déjà que tout le paradoxe de cette fraude initiale – en adossant une pratique corporelle transmise oralement dans un village de paysans aux écrits théoriques de membres d’une élite lettrée – est qu’elle va devenir l’indispensable catalyseur de la formule qui permettra au Tai-Chi de devenir, quelques décennies plus tard, un symbole incontesté de « pratique nationale chinoise », puis de son internationalisation. Malgré sa sortie forcée du clan de Chenjiagou par Yang Luchan, sans la contrefaçon forgée par Wu Yuxiang avec son « Traité du Tai Chi Chuan », le Tai-Chi n’aurait jamais connu l’extraordinaire destinée qui allait devenir la sienne.

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Le Traité du Tai-Chi et culture traditionnelle chinoise

Pour en finir sur l’aspect mythique du Traité du Tai Chi Chuan, il nous faut encore signaler que la prégnance du ritualisme et du mimétisme dans la culture traditionnelle chinoise pousse souvent, aujourd’hui encore, à répéter les mêmes schémas stéréotypés et que, parmi ceux-ci, la « découverte fortuite d’un vieux manuscrit » est un grand classique.

Comme nous l’avions indiqué plus en détail dans un autre article (Enseigner le Tai-Chi : Traditionnel ou Moderne ?), invoquer une source située dans le passé (un ancêtre, un penseur ou un poète célèbre, un empereur,…) – et si possible dans un passé très reculé pour l’ancêtre fondateur – était traditionnellement en Chine la meilleure façon de légitimer une autorité du présent. En reprenant la matrice de cet article, nous aurions alors, en l’occurrence, la représentation suivante :

Wang-Zongyue-Zhang-Sanfeng-Yang-Luchan-Matrice-Autorite

Nous verrons d’ailleurs dans la suite de cet article que les générations suivantes des branches du Tai-Chi style Yang ne se contenteront pas de Zhang Sanfeng comme ancêtre fondateur mais feront, par divers artifices, remonter leur généalogie bien avant lui à des personnages encore plus prestigieux.

De surcroît, en Chine, l’écriture était non seulement ce qui garantissait, comme partout, la transmission dans le temps et l’espace, mais était aussi, plus qu’ailleurs, le symbole même et l’incarnation de l’autorité (la culture populaire prêtait même des vertus magiques aux écrits).

Dans le monde des arts martiaux, la trame stéréotypée de la biographie d’un maître va ainsi fréquemment inclure une note indiquant que, étant jeune, le futur maître était un enfant de constitution fragile, qu’il était souvent malade – ou qu’il a souffert de telle ou telle maladie – mais que, grâce à sa pratique intensive de tel ou tel art martial, il est finalement devenu un homme fort et en excellente santé. On discerne d’ailleurs bien ici les valeurs sous-jacentes à la culture traditionnelle chinoise, notamment le sens de la responsabilité individuelle et la conviction que seul le goût de l’effort amène au succès. C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique que les étudiants asiatiques, et tout particulièrement les Chinois, soient ceux qui réussissent le mieux, notamment aux Etats-Unis3.

Ryuchi-Matsuda-Histoire-Arts-Martiaux-ChinoisMatsuda Ryuchi, le grand historien des arts martiaux chinois, en était arrivé au constat que « quatre-vingt dix pour cent des livres chinois sur l’histoire des arts martiaux est inexacte parce que leurs auteurs présentent leur enseignant ou leur école sous un jour avantageux. Ces auteurs exagèrent et inventent entièrement des histoires. Souvent ils créent des histoires qui présentent un personnage connu comme le fondateur de leur école. Et ils fabriquent des histoires conjoncturelles à propos de ce fondateur fictif ».

A l’en croire, la création du mythe de Wang Zongyue et du manuscrit de Wuyang comme « origine » du Tai-Chi, loin d’être une exception, serait plutôt une règle générale dans l’histoire et les généalogies des arts martiaux chinois.

Revenons maintenant à nos moutons et à l’histoire et la place occupée par Yang Luchan dans les récits de la branche Wu, et dans celle de sa sous-branche du Tai-Chi style Sun.

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L’histoire de Yang Luchan selon son petit-fils Wu Laixu

Le petit-fils de Wu Yuxiang, Wu Laixu, dans un texte consacré à son grand-père, invente, lui, une autre histoire selon laquelle celui-ci, ayant entendu parler de Chen Chang Xing, mais ne pouvant s’éloigner de chez lui, aurait envoyé Yang Luchan en reconnaissance à Chenjiagou. Wu Yuxiang se serait ensuite rendu sur place et aurait finalement appris le Tai-Chi avec Chen Qing Ping dans le village voisin de Zhaobao. Dans ce récit, Yang Luchan est présenté comme un simple serviteur de Wu Yuxiang mais il n’est pas indiqué qu’il a appris le Tai-Chi avec Chen Changxing (simplement qu’il est rendu à Chenjiagou, sans que l’on ne sache quand ni combien de temps).

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L’histoire de Yang Luchan selon Sun Lutang

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Sun Lutang 孫祿堂 (1860-1933)

Dans son premier livre consacré au Tai-Chi, publié en 1921, Sun Lutang va encore plus loin : Yang Luchan n’apparaît même plus dans son récit, pas plus que Chenjiagou ou Chen Chang Xing. Il y mentionne par contre Zhang San Feng comme créateur et note simplement que Wu Yuxiang serait allé à Zhaobao apprendre pendant quelques mois auprès de Chen Qingping.

Trois ans plus tard, il se ravise et mentionne cette fois, dans un nouveau livre, que Yang Luchan a appris le Tai-Chi à Chenjiagou (toujours sans citer Chen Changxing) et l’aurait ensuite fait connaître à Pékin. Encore plus surprenant, alors qu’il l’avait totalement passé sous silence dans son premier livre, il va cette fois jusqu’à préciser : « Tout le Tai Chi Chuan à Pékin vient de lui ». Concernant les origines, il fait également volte-face, et n’y mentionne cette fois plus Zhang Sanfeng.

Il remanie aussi son récit à propos de Wu Yuxiang, et s’il continue d’indiquer que celui-ci a appris à Zhaobao auprès de Chen Qingping, qu’il cite nommément, il ajoute, cette fois, qu’il aurait ensuite fait ses propres recherches pendant 10 ans.

Plus surprenant encore, il semble même douter de l’habilité de Wu Yuxiang et commente laconiquement « ce qu’a dit Hao Weizhen à propos de ses exploits n’était pas clair, je ne peux donc rien en dire ». Il aurait pu ne rien dire et tient manifestement, par ce commentaire énigmatique, à faire passer un message. Nous y reviendrons.

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Sun Lutang Xingyi Quan

La raison du soudain revirement de Sun Lutang à propos de Yang Luchan est sans doute simple : la réputation de la branche Yang du Tai-Chi est maintenant telle dans la capitale qu’il lui est impossible de l’ignorer complètement et de ne pas même mentionner le nom de Yang Luchan. Mais surtout, la famille Yang a maintenant des lettrés parmi ses élèves et ces derniers commencent également, à l’époque, à publier des livres sur le Tai-Chi. Le premier de ceux-ci, celui de Xu Yusheng, a d’ailleurs été publié en 1921, la même année que le livre de Sun Lutang.

Si Sun Lutang n’a dorénavant plus d’autre choix que de citer Yang Luchan, il se garde par contre bien de mentionner que Wu Yuxiang est un élève de Yang Luchan et il présente les deux sans jamais mentionner le lien qui les relie. Mieux, il insiste sur le fait qu’après avoir appris avec Chen Qingping, Wu Yuxiang aurait fait « dix ans de recherches », c.à.d. en filigrane qu’il ne doit rien à Yang Luchan.

Dans le livre de la fille de Sun Lutang, Sun Jian Yun 孙剑云, paru en 1957, ni Yang Luchan ni la famille Chen ne sont mentionnés et elle ne se réfère qu’à Wu Yuxiang, Li Yi Yü et Wang Zongyue. En pleine période du régime communiste pur et dur de l’époque – dont elle est proche – se référer à une tradition religieuse pouvait s’avérer dangereux pour sa carrière, et, prudente, elle ne cite donc plus Zhang Sanfeng. Elle se contente de dire que le Tai-Chi est une spécialité chinoise mais qu’on ne connaît pas le créateur du Tai-Chi et qu’on ne sait pas d’où il vient.

Sun-Lutang-Tai-Chi-Lu-Tang-Xing-YiPour notre propos, centré sur Yang Luchan, ce qu’il ressort des premiers récits des branches Wu et Sun est la quasi-disparition de celui-ci du paysage, son remplacement par des ancêtres mythiques, la minimisation du rôle du clan Chen et la mention d’un enseignant de la famille Chen dans le village voisin de Zhaobao.

Précisons enfin qu’il ne s’agit que des récits des premières générations et que les récits et généalogies ultérieures des branches Yang et Wu varieront encore, notamment après l’arrivée à Pékin des membres du clan Chen en 1928 (Chen Zhaopei et Chen Fake), leur enseignement dans la capitale et la publication des premiers ouvrages consacrés au Tai-Chi style Chen.

Notons également, sans pouvoir nous y attarder, que Jiang Fa – un autre personnage légendaire parmi les candidats aux figures ancestrales du Tai-Chi – très présent dans la littérature de la branche Yang, est totalement absent dans celle de la branche Wu (et Sun). Nous y reviendrons .

Après avoir abordé ici la narration dans les branches du Tai-Chi style Wu-Hao et Sun, nous verrons dans la suite de cet article  (Tai-Chi Yang, histoire de la création des mythes)   comment  est racontée l’histoire de Yang Luchan dans la branche du Tai-Chi style Yang, comment elle y volontairement embellie, ce que l’on cherche à cacher, quels nouveaux éléments sont introduits et ceux absents, et quels sont les faits historiquement attestés et les conclusions que l’on peut en tirer.

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Pour apprendre le Tai Chi à Lyon

Notes de l’article Yang Luchan, origines Tai-Chi Yang

  1. Village de Nanguan dans le district de Yong Nian.
  2. Wang 王 est le nom de famille le plus porté en Chine. Il est porté par plus de 90 millions de personnes en Chine, soit environ 7% de la population.
  3. Les statistiques ethniques y sont autorisées. C’est malheureusement aussi cette propension culturelle à l’effort et au travail qui a conduit à ce que, dans les délires racialistes américains – en opposition totale à la, défunte, méritocratie française – de certaines universités parmi les plus « progressistes », elles en soient arrivées à déduire des points de pénalité aux notes des étudiants asiatiques afin qu’ils ne raflent pas toutes les premières places.

A propos Tai Chi Lyon

Disciple officiel de la lignée du Tai Chi Chuan originel de Chenjiagou (lieu de création du Tai Chi) sous le nom Pengju 鹏举, j'ai passé plusieurs années en Chine à me former et pratiquer avec Maître Zheng Xu Dong et pratique ces dernières années la Xiaojia avec des maîtres de Chenjiagou (disciples directs du célèbre Chen Kezhong).