Enseigner le Tai-Chi-Chuan et Clan de Chenjiagou : nous avons vu dans l’article précédent portant sur l’enseignement du tai-chi, que l’organisation sociale des villages chinois était structurée autour du culte des ancêtres et que la logique communautariste qu’elle induisait différenciait clairement ceux qui faisaient partie du clan de Chenjiagou de ceux qui en étaient extérieurs.
Pour ceux qui souhaitent enseigner le Tai Chi, voir notre Formation d’Enseignant de Tai-Chi.
Nous examinerons maintenant comment la structure de l’enseignement du Tai-Chi-Chuan se conformait, dans ses principes, à celle du culte des ancêtres mais aussi comment, ce faisant, à l’intérieur même de Chenjiagou, elle prohibait en outre sciemment d’enseigner le Tai-Chi-Chuan à certains habitants du village.
Nous verrons également en quoi, bien que s’en inspirant, les lignées d’enseignement du Tai-Chi-Chuan n’étaient pas entièrement calquées sur celles du clan, en quoi elles en différaient, et comment elles les rejoignaient néanmoins partiellement.
Pour lire le premier article de cette série dédiée à l’enseignement du Tai-Chi traditionnel : Enseigner le Taichi (1) (le sujet est aussi abordé dans les articles consacrés au Tai-Chi Yang et à Yang Luchan).
Enseigner le Tai-Chi-Chuan et Organisation Clanique
Dans ses principes, la structure de l’enseignement du Tai-Chi-Chuan à Chenjiagou reproduit le système du culte ancestral dont elle reprend, en les simplifiant, les grands traits et le formalisme rituel. En établissant des liens de filiation et des lignées n’étant plus, comme pour le culte des ancêtres, biologiques et de primogéniture mâle, le système de transmission traditionnel du Tai-Chi-Chuan recrée virtuellement un « sous-clan culturel croisé » à l’intérieur du clan familial.
Ce « clan culturel » à l’intérieur duquel le Tai-Chi-Chuan est enseigné n’est toutefois pas une simple branche car, contrairement aux lignées familiales et aux branches du clan, les lignées d’enseignement du Tai-Chi-Chuan sont transversales et recoupent, partiellement, les premières.
Dans la terminologie moderne de l’organisation des entreprises, ce système peut être comparé à une organisation matricielle à double reporting avec une partie opérationnelle, celle de la famille biologique, et une partie fonctionnelle, celle de la lignée du Tai-Chi-Chuan. A l’intérieur du clan, les disciples prêtaient ainsi à la fois allégeance, d’un côté, à leur père, leur famille et leur branche du clan, et, de l’autre, au maître qui leur enseignait le Tai-Chi-Chuan.
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Enseigner le Tai-Chi – Le Clan du Tai-Chi-Chuan à Chenjiagou
Dans ce clan du Tai-Chi-Chuan à l’intérieur du clan Chen, il y a un ancêtre fondateur, Chen Wang Ting, des lignées, un rituel, des relations maîtres-disciples assimilées à des relations filiales, une « initiation », une hiérarchie, une vénération des ancêtres de l’art (i.e. les maîtres de Tai-Chi-Chuan du passé).
Qu’il s’agisse d’enseigner le Tai-Chi-Chuan ou de transmettre la vie et de perpétuer la famille, les principes et le système de valeurs restent les mêmes. L’on dit d’ailleurs couramment que lorsqu’un maître prend un disciple, cela revient à le faire entrer dans la famille. Les relations entre les membres de cette famille du Tai-Chi-Chuan sont réputées être identiques à celles de la famille traditionnelle chinoise : respect et obéissance des disciples à leur maître (équivalent de la piété filiale du Confucianisme), présentation des vœux et remise de cadeau au maître lors du nouvel an, solidarité et fraternité entre les disciples (qui sont des « frères d’armes »),…
La parenté martiale du Tai-Chi-Chuan reprend à son compte les termes de la parenté biologique : le mot pour désigner le maître, shifu 师父,utilise le caractère fu 父 « père » ; la femme du maître est shimu 师母 où le caractère mu 母 est celui qui signifie « mère » ; les condisciples plus jeunes et plus anciens sont appelés shidi 师弟 et shixiong 师兄, où les mots di 弟 et xiong 兄 signifient respectivement « frère cadet » et « frère aîné » ; le maître du maître est appelé shiye 师爷 où le caractère ye 爷 a le sens de « grand-père ».
Phénomène intéressant, de la même manière que, dans la famille élargie chinoise, la génération prime l’âge, dans les branches du « clan du Tai-Chi-Chuan », la séniorité de la pratique prime non seulement l’âge1 mais également le niveau social. En d’autres termes, dans l’organisation de la lignée martiale du Tai-Chi, un pratiquant étant devenu disciple plus tôt qu’un autre aura théoriquement la prééminence sur ce dernier, quand bien même celui-ci serait plus âgé que lui ou encore occuperait une position sociale supérieure.
La filiation du Tai-Chi-Chuan peut même parfois occasionnellement prendre le pas sur la hiérarchie clanique (du moins lors des occasions informelles). Cela se produit lorsqu’un maître enseigne le Tai-Chi-Chuan pendant de nombreuses années à de nombreux membres du clan, et qu’entre ses premiers disciples et ceux les plus récents, les différences d’âges sont devenus si importantes, qu’il s’agit désormais d’une différence de génération.
Ainsi, parmi les disciples de Chen Boxiang, lorsque Chen Chunsheng parle de son condisciple Chen Qinghuan, de vingt ans son aîné, il utilise le mot de « frère aîné » alors que l’organisation clanique voudrait qu’il l’appelle du terme général « d’oncle », marquant la différence de génération.
Le mimétisme du ritualisme familial par le « clan du Tai-Chi-Chuan » est notamment flagrant lors de la cérémonie d’initiation lors de laquelle le maître de Tai-Chi-Chuan prend officiellement un de ses élèves pour disciple. Elle reprend notamment le ritualisme confucéen de triple prosternation, genoux à terre et front contre le sol, effectuée devant le maître shifu, la femme du maître shimu et parfois les disciples plus anciens shixiong.
C’est également par une prosternation à genoux que mon condisciple Wu Hong Wei fit sa demande formelle à maître Zheng Xu Dong d’être pris comme disciple et d’accepter de lui enseigner le Tai-Chi-Chuan.
Dans le cadre familial, la triple prosternation traditionnelle était notamment effectuée, au moment des fêtes de nouvel an, par les enfants devant leurs parents et les tablettes aux ancêtres.
Le kotow (ketou), prosternation traditionnelle chinoise |
Appelée ketou 磕头 (ou kotow), cette prosternation est sans doute la marque de déférence la plus connue du système traditionnel de civilité chinoise. Elle sera même au cœur d’un différent protocolaire et diplomatique qui, à la fin du 18ème siècle, va marquer la fin de la sinolâtrerie de l’époque des Lumières – dont Voltaire est sans conteste le plus grand apôtre et propagateur – et le début de la sinophobie du 19ème siècle. La situation des échanges économiques des pays européens avec la Chine au 18ème siècle était, par certains aspects, étonnement similaire à celle d’aujourd’hui. Les importations massives depuis la Chine, combinées à son protectionnisme extrême, avaient abouti à un déficit commercial abyssal pour les pays occidentaux. Avec toutefois une différence majeure : les Européens achetaient les produits chinois (thé, porcelaine,…), non avec de la dette, mais avec l’argent (métal) extrait d’Amérique, dont la plus grande partie aboutissait, directement ou indirectement, en Chine. Envoyé en 1792 en ambassade par le roi Henri III pour demander à la Chine un accès commercial à ses ports, Lord McCartney finit par être reçu par l’empereur Qianlong mais il refuse obstinément d’effectuer le ketou – la prosternation rituelle devant l’empereur exigeant – privilège impérial – de toucher un total de neuf fois le sol par trois prosternations successives de trois fois le front contre terre chacune. Malgré l’insistance des mandarins supposés le préparer à effectuer le ketou, McCartney tiendra bon et se contentera de faire devant l’empereur la simple génuflexion qu’il effectuait aussi devant son roi. L’affront marquera la fin de l’ambassade britannique. Les anglais finiront par obtenir une balance commerciale équilibrée, et même excédentaire, avec l’empire en forçant par les armes l’ouverture commerciale de la Chine un demi-siècle plus tard avec les “guerres de l’opium”. En bons commerçants, les Anglais pensaient que l’intérêt bien compris d’un accord commercial leur permettrait de nouer des relations privilégiées avec la Chine. Mais une relation un tant soit peu égalitaire était inconcevable avec la Chine impériale. Seuls des liens de soumission – ceux d’états tributaires – étaient possibles et ceux-ci devaient d’abord se manifester rituellement. Alors que le convoi chargé de cadeaux de l’ambassade anglaise rejoignait Pékin, le souci de la face de l’empereur Qian Long le poussera même à faire déployer des banderoles en chinois sur leur convoi proclamant, à leur insu, que le roi d’Angleterre venait présenter son tribut à l’empereur. Il fallait que la population sache, sans ambiguïté, qui était le maître. Mais les Anglais, contrairement aux Russes et aux Hollandais qui avaient accepté de s’y soumettre, ne l’entendaient pas de cette oreille et refusèrent jusqu’au bout de se plier à ce qu’ils considéraient, à juste titre, comme une séance d’auto-humiliation. Les choses ont depuis bien changé et, il y a quelques années, J.L. Borlo, contrairement à McCartney, paraissait, lui, tout disposé à effectuer le ketou devant Jiang Ziming si on le lui avait suggéré. A sa décharge, il avait certainement été conseillé par J.P. Raffarin, l’inénarrable et pathétique autoproclamé « Monsieur Chine » à vie des politiciens français. La pratique du ketou sera interdite pendant la période républicaine parce qu’elle inculquait à tous l’ordre confucéen et impérial et symbolisait, plus que tout, les pratiques « d’ancien régime » ; elle restera longtemps bannie par le parti communiste. Il est toutefois intéressant de noter que, si, il y peu encore, le ketou aurait été inimaginable et classifié comme une ignominieuse calamité du passé, il connaît une surprenante renaissance, et est dorénavant soutenu par le nationalisme culturel du pouvoir chinois. Phénomène d’autant plus surprenant pour un état d’obédience communiste que le ketou est l’emblème même de la vénération inconditionnelle de « l’inégalité partout et pour tous ». |
Comme dans le clan biologique, le clan de l’enseignement du Tai-Chi-Chuan à l’intérieur du clan Chen possède aussi ses branches et ses lignées distinctes, qui, bien qu’étant théoriquement entièrement distinctes de celles du clan, les recoupent toutefois aussi partiellement dans les faits, sous l’effet de la primauté de l’organisation clanique.
Nous reviendrons sur ce dernier point dans un article dédié car cet élément a certainement joué un rôle important dans la constitution des différentes écoles et styles du Tai-Chi-Chuan de Chenjiagou et dans la séparation entre les branches Grande Forme dajia et Petite Forme xiaojia.
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Enseigner le Tai-Chi-Chuan : la transmission officieuse
Notons également que la réalité de l’enseignement du Tai-Chi-Chuan est toujours moins linéaire et plus complexe qu’il n’y paraît sur le papier, et que, à l’intérieur du village de Chenjiagou, il s’agit bien en pratique d’un véritable écosystème de transmission du Tai-Chi-Chuan. Une même personne peut ainsi, en sus de son « maître principal » ou « officiel », avoir commencé à apprendre le Tai-Chi-Chuan étant jeune auprès de son père, puis avec un oncle éloigné, et, tout en suivant désormais l’enseignement de son maître, continuer de recevoir des conseils et des ficelles de la pratique d’autres membres du clan.
Une transmission concomitante à celle du maître est d’ailleurs quasi systématique : celle se faisant entre disciples (chacun d’entre eux ayant son propre parcours et des influences extérieures différentes).
Mon maître de laojia, Zheng Xu Dong, a ainsi commencé par apprendre une forme avec Zhu Tian Cai, et, en parallèle, l’essentiel de l’aspect interne de la pratique avec Wang Yan dont il deviendra tardivement le disciple, tout en bénéficiant continuellement des conseils avisés de plusieurs anciens du village de Chenjiagou parce qu’il leur apportait des œufs et de quoi manger à une époque où la disette menaçait et tout était rationné.
De la même manière, Chen Qing Huan, avec qui j’ai commencé à apprendre la xiaojia, commencera à apprendre une forme avec Chen Kezhong, avant, des années plus tard, de bénéficier de l’enseignement rigoureux et méthodique et des corrections de Chen Boxiang, et apprendra la pratique du sabre avec mon enseignant de xiaojia, Chen Chun Sheng, de vingt ans son cadet.
Ces influences officieuses, aussi déterminantes fussent-elles parfois pour la pratique de celui qui en a bénéficié, n’apparaissent dans aucun écrit et sont même parfois volontairement cachées. Les raisons d’occulter ces influences sont variées : appartenance à une branche différente du clan ou à une branche différente de la pratique, problématique d’égo, tentative de réécriture de la filiation réelle….
Tout finissant par se savoir dans un village comme Chenjiagou, ces mystères secrets de la transmission officieuse sont en réalité toujours des secrets de Polichinelle pour qui passe suffisamment de temps au village.
Il se dit ainsi à Chenjiagou que Chen Dong Hai, généralement considéré comme un pratiquant de xiaojia, Petite Forme, est en réalité, à l’origine, un pratiquant de la dajia, Grande Forme. Souhaitant connaître les secrets techniques de la pratique de la Petite Forme, mais ne pouvant pas perdre la face en demandant à l’apprendre, il a envoyé son fils apprendre celle-ci avec de Chen Boxiang. Une fois son fils formé à la Petite Forme, il a en a étudié auprès de lui les principes et les a réintégrés dans sa pratique d’origine, aboutissant à une forme hétérodoxe empruntant aux deux traditions. Il présente depuis sa pratique comme une transmission familiale de la branche de la Vieille Forme.
Cet aspect de forme hybride, ou « forme mixte », est d’ailleurs flagrant lorsque l’on connaît les deux branches et, en observant sa pratique (voir vidéo ci-dessous), il apparaît clairement que, selon les mouvements, ses changements de hanches et/ou de mains sont parfois ceux de la Petite Forme, et parfois ceux de la Grande Forme.
Mieux, dans ces chemins de traverse, certains de ces « conseillers de l’ombre » ne sont parfois eux-mêmes pas de très bons pratiquants, mais, parce qu’ils ont baigné plus que d’autres dans ce milieu depuis toujours – l’on dit communément à Chenjiagou « beaucoup vu et beaucoup entendu » – connaissent néanmoins toutes les clés de la pratique.
Tout comme certains formidables entraîneurs de football n’étaient que des joueurs moyennement doués, ces enseignants informels, s’ils ne sont certes pas eux-mêmes capables de mettre parfaitement en pratique ce qu’ils enseignent, peuvent toutefois s’avérer d’excellents conseillers techniques.
Une expression classique les désigne en détournant de son sens habituel l’idiome :
眼高手低
yan gao shou di
(litt. « grands yeux et petite mains »)
savoir/vouloir beaucoup même si/mais peu de réalisation
De même, comme je l’avais déjà évoqué dans l’article Tai-Chi et Shaolin, les raisons faisant que tel ou tel maître est devenu célèbre ne sont pas nécessairement liées en premier lieu à son niveau de pratique du Tai-Chi.
En sus de la pratique, lorsque c’est effectivement le cas, la renommée résulte toujours d’un ensemble de facteurs, dont notamment à Chenjiagou : position de la famille au sein du clan (capital culturel, cultuel ou économique), responsabilité au parti communiste chinois, personnalité de l’individu, attitude ambitieuse et commerciale ou humble et désintéressée, caractère extraverti ou introverti… sans oublier la chance d’être là au bon endroit au bon moment.
En bref, en Chine comme ailleurs, les pratiquants les plus connus ne sont pas nécessairement les meilleurs, et les meilleurs pratiquants ne sont pas non plus systématiquement les meilleurs enseignants. Nous y reviendrons.
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Enseigner le Tai-Chi-Chuan – S’assurer de Transmettre à qui ?
Idéalement, pour se calquer entièrement sur la structure du culte des ancêtres, il aurait dû y avoir une concordance parfaite entre la lignée cultuelle du clan et la lignée de l’enseignement du Tai-Chi, depuis son « ancêtre fondateur » Chen Wang Ting. Dans un tel modèle, hypothétique, les pères n’auraient alors transmis qu’à leur fils aîné et il n’y aurait eu qu’une seule lignée détentrice du savoir.
Si la passation de l’autorité religieuse du culte des ancêtres pouvait se faire facilement du père au fils aîné, la transmission d’une compétence et d’une pratique extrêmement ardue et délicate était une autre paire de manches. Dans les conditions de vie d’un village chinois pré-moderne comme celui de Chenjiagou, avec ses famines endémiques et son taux de mortalité élevé, le risque de rupture de la transmission et de l’arrêt de la lignée du Tai-Chi-Chuan était tel qu’il fallait pragmatiquement se résoudre à multiplier les chances et cela exigeait que l’enseignement ne se fît pas uniquement au fils aîné.
Enseigner le Tai-Chi-Chuan : perpétuer la lignée
La possibilité d’avoir un enfant mâle qui parvienne à l’âge adulte, et la probabilité que celui-ci ait les capacités mentales et physiques nécessaires, poussaient à ouvrir l’enseignement du Tai-Chi-Chuan en dehors du cercle restreint de la parenté immédiate afin de s’assurer de « trouver une descendance » pour perpétuer la lignée du Tai-Chi-Chuan.
La logique était dans le fond la même que celle, autrefois extrêmement courante en Chine (et parfois encore pratiquée aujourd’hui), qui consistait pour un homme, en l’absence d’héritier mâle, à adopter son neveu si l’un de ses frères avait plusieurs fils. Le besoin impérieux d’assurer une postérité à la famille et au clan était tel qu’il n’était pas rare, encore au début du 20ème siècle, que la famille achète un enfant esclave dans le seul but de faire de lui le perpétuateur et héritier légitime et de la lignée.
Une formule auspicieuse chinoise classique traduit à merveille cette obsession pour les enfants mâles : « Cent fils et mille petits-fils » bai zi qian sun 百子千孙.
Idéalement, lorsque les récoltes et les conditions étaient bonnes pendant une période suffisamment longue, ou dans les familles les plus riches, chaque maître enseignait le Tai-Chi-Chuan en premier lieu à ses propres fils et dans sa famille proche. Lorsqu’elles étaient défavorables, l’enseignement s’élargissait alors à des membres du clan plus éloignés.
Si les maîtres de Tai-Chi-Chuan privilégiaient généralement leurs fils, l’approche présentait l’immense avantage, en sortant l’enseignement du Tai-Chi-Chuan d’une transmission réservée à la seule descendances directe, d’abandonner la logique purement héréditaire et de pouvoir ainsi, tout en restant à l’intérieur du clan, transmettre « au mérite » à des disciples néanmoins triés sur le volet.
L’objectif premier était de trouver le juste compromis entre, d’une part, le risque de rupture de la transmission – inhérent à un enseignement du Tai-Chi-Chuan aux seuls descendants biologiques directs – et, d’autre part, le tabou de la transmission à l’extérieur du clan.
Dans un village essentiellement monoclanique comme celui de Chenjiagou où quasiment tous les membres du village étaient originellement du même clan et liés par des liens familiaux plus ou moins proches, les maîtres, tout en restant à l’intérieur du clan, élargissaient ainsi dans un premier temps, l’enseignement du Tai-Chi-Chuan aux neveux et aux membres de leur branche lignagère (neveux éloignés), puis, si nécessaire, à des membres des branches moins proches. Les enseignants de Tai-Chi-Chuan de Chenjiagou se conformaient à une logique proximale identique à celle du culte des ancêtres.
Avec la Révolution Culturelle, le danger de disparition pure et simple de la transmission du Tai-Chi-Chuan originel fût telle que Chen Boxiang en vint à faire un choix encore plus radical : il commença à enseigner le Tai-Chi-Chuan, non seulement en dehors du clan et du village, mais partout en Chine. Il a ainsi consacré plus de trente ans de sa vie à enseigner le Tai-Chi-Chuan dans toutes les régions de Chine.
Il adoptera même un autre principe, jusqu’alors inédit, en refusant d’être payé pour enseigner le Tai-Chi-Chuan. Alors qu’il aurait pu faire fortune en réservant son enseignement du Tai-Chi-Chuan à une petite élite contre monnaie sonnante et trébuchante, il parcourut la Chine en acceptant seulement qu’on lui offre son billet de train, le gîte et le couvert.
Dans les faits, l’enseignement du Tai-Chi-Chuan, tout en restant à l’intérieur du clan et du village, se faisait donc aussi aux autres fils, mais également en dehors de la famille nucléaire. Dans le système familial traditionnel chinois, on pouvait ainsi distinguer trois types de transmission : celle de chef de culte réservée au fils aîné, celle du patrimoine réparti équitablement entre les fils, et celle du Tai-Chi-Chuan ouverte à la famille élargie.
Les informations fournies par certains contributeurs de Wikipedia sont là encore totalement erronées lorsqu’ils affirment que le Tai-chi style Chen n’était traditionnellement enseigné qu’au fils aîné. Un simple coup d’oeil rapide aux généalogies de transmission prouve allègrement le contraire.
Comme nous l’avions indiqué à l’article précédent, non seulement il ne faut pas commettre l’erreur de confondre les lignées du clan et les lignées d’enseignement du Tai-Chi-Chuan, mais il faut aussi se garder d’amalgamer les règles respectives qui s’y appliquent. Ainsi, contrairement à une idée commune, le fils aîné d’un maître, même s’il tient bien évidemment une place particulière aux yeux de son père, n’est pas nécessairement, ni le meilleur pratiquant, ni le « dépositaire » de l’art (comme peut l’être le chef de culte dans la structure clanique).
L’on voit donc ce qu’il peut alors y avoir de ridicule lorsque certains, totalement extérieurs au clan Chen, se présentent – presque toujours à l’étranger où personne ne risque de les contredire – comme les représentants officiels d’une branche entière du Tai-Chi-Chuan style Chen, voir même – pour les plus présomptueux, et sans rire – comme les représentants du village de Chenjiagou lui-même.
Si l’on peut effectivement bien être le représentant d’un maître particulier dans une zone géographique précise, il devient par contre tout à fait risible de se présenter comme le représentant du Tai-Chi-Chuan de Chenjiagou, du clan Chen, voir du village de Chenjiagou dans sa totalité. Mais revenons à nos moutons.
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Enseigner le Tai-Chi-Chuan : Entrer dans la famille du Tai-Chi sans sortir de la sienne ?
Si la logique était la même, il ne faut néanmoins pas s’y tromper ; il était hors de question que ce clan culturel – celui du Tai-Chi-Chuan – vienne, en dehors de l’enseignement du Tai-Chi-Chuan, en concurrence avec la parenté biologique et avec les liens hiérarchiques et de fidélité familiale organisés autour du culte des ancêtres. On ne pouvait servir deux maîtres.
Si la forme et le ritualisme de la relation entre le maître et ses disciples reproduisent ceux de la matrice culturelle chinoise – reposant sur le formalisme du culte des ancêtres – et même si le disciple est supposé traiter son maître comme son père et lui témoigner les mêmes marques de respect et de dévotion, en pratique, c’est bien la famille biologique qui prime avant tout.
Contrairement au fait « d’entrer en religion » en devenant bonze bouddhiste ou taoïste – qui symptomatiquement se dit en chinois « sortir de la famille » chujia 出家, le bonze étant, lui, appelé « l’homme qui sort de la famille » chujiaren 出家人 – devenir disciple d’un maître de Tai-Chi-Chuan d’une autre branche du clan ne risquait pas d’interrompre la perpétuation de la lignée familiale, ni ne remettait en cause la structure et la hiérarchie du clan2.
En tant que danger potentiel pour l’unité clanique, le catholicisme se heurta de surcroît à une autre difficulté, celle de la stricte séparation traditionnelle chinoise des sexes, puisqu’il avait la mauvaise habitude, pour les simples laïcs, de mettre hommes et femmes sur un pied d’égalité cultuelle et, pire, de les réunir tous ensemble dans une même église.
Il n’y avait autrefois aucune formalisation écrite de la transmission du Tai-Chi-Chuan en tant que telle mais il existait par contre, des informations dispersées contenues dans les registres familiaux ou claniques. Certains d’entre eux soulignaient, par exemple, la valeur martiale particulièrement remarquable ou les exploits de telle personne de la famille, ou bien encore indiquaient que cette personne était un maître renommé de Tai-Chi, qu’il avait appris le Tai-Chi-Chuan avec telle personne ou qu’il avait enseigné le Tai-Chi-Chuan à tel disciple.
Ils pouvaient être plus ou moins synthétiques ou détaillés selon le type de registre et nous reviendrons, à l’occasion, sur les différents types de livres généalogiques liés au culte des ancêtres. C’est à partir de ces généalogies familiales et claniques – seules traces écrites existantes en dehors de la transmission orale du village – que les lignées d’enseignement du Tai-Chi-Chuan ont pu être reconstituées et ont fini par être elles-mêmes formalisées par écrit en lignées et généalogie d’enseignement du Tai-Chi-Chuan.
Comme nous l’avions relevé dans l’article précédent Enseigner le Tai Chi (2), ces généalogies propres aux lignées d’enseignement du Tai-Chi-Chuan sont des créations récentes. Elles ne commenceront de fait à se développer réellement, en tant que telles, et à prendre de l’importance, seulement dans les années 1980 avec le développement commercial du Tai-Chi-Chuan. Nous aurons l’occasion de développer plus avant, dans un autre article, les différents types de généalogies familiales.
Pour alléger cet article, nous traiterons uniquement dans le prochain article de la façon dont, à l’intérieur même de Chenjiagou, la tradition interdisait d’enseigner le Tai-Chi-Chuan à certains habitants du village et qui était concerné par cette prohibition.
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Avis sur l’article Enseigner le Tai-Chi-Chuan (3)
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Pour en savoir plus sur le Tai Chi-Chuan
Les articles liés à Enseigner le Tai-Chi-Chuan (3)
Voir notamment les articles :
- Histoire du Taiji-Quan et des ses différents styles
- Apprendre le Taiji-Quan style Chen et 13 Mouvements Essentiels
- Taiji-Quan et Shaolin – Le Gardien des Cieux
- Secrets de l’enseignement traditionnel et Tai-Chi dans les parcs (1) et Taijiquan dans les parcs (2)
- Posture Préparatoire du Taijiquan style Chen
- L’importance fondamentale du 1er Mouvement du Taiji-Quan style Chen
- Pour démystifier le Tai-Chi : Tout ce que le Tai Chi n’est pas
- Pour comprendre le Tai-Chi : Tout savoir sur le Tai Chi (ou presque…)
- Tai Chi originel, la Petite Forme du Style Chen
- Et le reste de nos article ici : Taiji-Quan style Chen Lyon
Les articles liés à Chenjiagou
- Chenjiagou Tai-Chi Dicton 1 : Les Trois Segments
- Chenjiagou Tai-Chi Dicton 2 : Des règles sans règles ? Intention et Force
Pour apprendre le Taiji-Quan à Lyon
Pour des informations sur les cours de Tai Chi style Chen à Lyon (Croix-Rousse, Gerland, Lyon 1er, Lyon 4ème, Lyon 6ème Parc de la Tête d’Or, Lyon 7ème, Lyon 8ème et Caluire) proposés depuis plus de 15 ans par l’association Chuan Tong International : Cours et Stages de Taijiquan style Chen à Lyon et Taijiquan style Chen à Caluire. Voir également notre site généraliste pour les cours de Taiji-Quan style Chen à Lyon.
Pour ceux qui n’habitent pas Lyon ou ne sont pas disponibles en soirée : Formation au Tai-Chi style Chen en week-end Pour en savoir plus sur l’enseignant : L’enseignant
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Enseigner le Tai-Chi-Chuan et Organisation Clanique
Enseigner le Tai-Chi – Le Clan du Tai-Chi-Chuan à Chenjiagou
Enseigner le Tai-Chi-Chuan : la transmission officieuse
Enseigner le Tai-Chi-Chuan – S’assurer de Transmettre à qui ?
Enseigner le Tai-Chi-Chuan : Perpétuer la lignée
Enseigner le Tai-Chi-Chuan : Entrer dans la famille du Tai-Chi sans sortir de la sienne ?
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Notes de l’article Enseigner le Tai-Chi-Chuan et Clan de Chenjiagou
- Avec le décalage des naissances de génération en génération, il arrivait toujours un moment où une personne plus âgée finissait par devoir appeler d’un titre de séniorité une personne beaucoup plus jeune qu’elle (par exemple, en appelant par son titre « d’arrière grand-oncle paternel », une personne ayant vingt ans de moins qu’elle). Dans le ritualisme clanique, la génération avait alors la préséance sur l’âge. Le neveu de mon maître de laojia a ainsi un membre de sa famille plus âgé que lui de quelques années, pour qui il est, dans la nomenclature familiale, son « grand oncle paternel».Si l’appellation par les titres familiaux est largement tombée en désuétude chez les plus jeunes, et presque totalement chez les citadins où le réseau familial tend à disparaître, il est important de souligner que, souvent, chacun, même s’il ne l’emploie pas lors des salutations, connaît néanmoins encore la structure de la famille élargie, sa hiérarchie et ses titres.
- Certains ont toutefois pu penser que des lignées d’arts martiaux chinois ainsi constituées, notamment pour le baguazhang, deviennent parfois de « vraies familles » et que le clan devient un clan fonctionnel – avec, notamment, la transmission héréditaire du statut et de la légitimité. Si cela peut être marginalement plausible, il ne peut s’agir que de cas limites concernant des individus déterritorialisés ayant quitté, pour une raison ou pour une autre, leur village d’origine. L’individu seul étant un homme perdu dans la société traditionnelle chinoise, il se devait pour survivre de recréer des filiations, une famille et un clan. La logique est la même que celle de l’organisation de certaines corporations citadines d’artisans, ou encore de mendiants, de la Chine traditionnelle qui permettaient, elles aussi, lorsqu’on était éloigné de son village familial, de recréer des solidarités communautaires cimentées par un ritualisme emprunté au culte des ancêtres.
Si tant est qu’il exista réellement, ce phénomène de primauté de la famille martiale sur la famille biologique n’a pu essentiellement concerner que, soit des branches bourgeoises-citadines et modernes des arts martiaux, soit des fraternités d’exclus. Ces exclus, souvent forcés de quitter leur famille et leur village en temps de disette ou de famine, quand ils ne mourraient pas, devenaient presque toujours soit des mendiants, soit des bandits.